Connaissez-vous Louise Tallerie?

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Le blog EVE vous propose de découvrir des figures féminines qui ont marqué leur temps et représentent pour les générations actuelles et futures de véritables modèles d’ambition, de force d’âme et de leadership au féminin.

Après vous avoir donné à lire le roman vrai de l’entrepreneure sociale et pionnière du management Mary Parker Follett, de la mathématicienne de génie et inventrice du premier programme informatique Ada Lovelace et de la femme de presse et militante de l’égalité Hubertine Auclert, nous vous invitons aujourd’hui à faire connaissance avec Louise Tallerie, première femme à avoir dirigé une Caisse Régionale du Crédit Agricole et héroïne méconnue de la seconde Guerre mondiale.

 

 

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Charleville-Mézières, printemps 1940.

Ce n’est rien de dire que l’hiver qui vient de s’écouler a été infernal. La mobilisation des hommes dès le 1er septembre 1939 a laissé les terres en jachère, sans que l’on sache de quoi l’on se nourrira l’année suivante si d’aventure, comme les autorités l’ont promis, le conflit devait être bref. Pour ne rien arranger, le climat a été cette saison d’une rigueur chienne : le thermomètre a frôlé les -30°C plusieurs jours d’affilée et les paysages, saturés de gris, sont brûlés par le gel.

Un cauchemar pour ceux qui sont au front, dont les mains et pieds sont transis jour et nuit et dont les poumons crachent de méchantes toux, tandis que le matériel militaire se grippe et parfois casse quand l’huile des rouages s’y fige. Une grelottante angoisse à l’arrière où tout manque, surtout le bois de chauffage et les denrées.

Mais au moins, durant cet hiver interminable, l’ennemi a eu à faire ailleurs, poursuivant son invasion vers l’est et le nord de l’Europe.

 

 

Ordre d’évacuer…

Ça ne va plus durer. Quand le 10 mai 1940, l’Allemagne lance une offensive contre la Belgique, le Luxembourg et le Pays Bas, le doute n’est plus permis : il y aura bien tentative d’invasion de la France par ses frontières nord-orientales.

Le front français des Ardennes est percé le 11 mai.

Vers 3 heures du matin, une sirène hurlante réveille tout Charleville : ordre d’évacuer immédiatement et prestement. Avant de fuir, une femme passe par son bureau, à la Caisse Régionale des Ardennes du Crédit Agricole. Elle en est la directrice. Elle s’appelle Louise Tallerie.

 

 

La promesse de Louise

Cette nuit-là, aidée de sa fille et d’un employé, Louise Tallerie « empile, ficelle livres comptables, effets, dossiers de prêts qui représentent toutes les créances » de sa Caisse. Elle a décidé qu’en aucun cas, l’ennemi ne mettra la main dessus. Elle sait aussi que quand la guerre s’arrêtera, il faudra alors reprendre la vie là où on l’aura laissée, ce 11 mai.

Elle protègera donc coûte que coûte les dossiers et avoirs de ses clients.

Ils ont été mobilisés par le gouvernement, les voilà chassés par les allemands, ils seront peut-être faits prisonniers demain et allez savoir jusqu’à quand, mais le jour où ils retrouveront leur liberté et leurs terres, leur banque se souviendra de ce qu’ils possédaient et de ce à quoi ils avaient droit. Louise s’en fait la promesse.

 

 

Mettre à l’abri les avoirs et les dossiers des clients de la Caisse

Réfugié-es français-es sur les routes de l’exode au Printemps 1940

Vers 9 heures du matin, avec un second employé venu en renfort, un premier chargement de dossiers est embarqué à bord de la voiture de la Caisse. Direction Rethel, à une cinquantaine de kilomètres, où la Coopérative Laitière locale accepte de mettre une pièce à disposition pour cet archivage d’urgence. Dans la matinée, une deuxième voiture, puis une camionnette partent, pleines de livres de comptes et de fichiers confidentiels.

Tout le monde est debout à porter des caisses depuis avant le lever du jour. Pour ravigoter la dizaine d’hommes spontanément venus en renfort, Louise improvise un déjeuner chez elle : une « omelette de 28 oeufs, autant que les allemands n »auront pas!« .

Quand dans l’après-midi, Louise et sa vaillante troupe finissent de vider les locaux de la Caisse, la ville est déjà vide. Ils la ferment sur ses fantômes en prenant la route de Rethel.

 

 

L’exode

Le répit n’y est que de courte durée. Dès le lendemain, l’armée allemande a passé la Meuse. Le jour d’après, Sedan est attaquée. On remballe dare-dare les archives, direction Montreuil-aux-Lions, en Picardie. De là, Louise Tallerie contacte la Caisse Nationale, repliée à Blois depuis octobre 1939. Ses dossiers vont pouvoir trouver refuge dans le chef-lieu du Loir et Cher.

Louise qui accumule depuis une semaine les « journées » de 40 heures, aura-t-elle maintenant le temps d’une trêve? En fait, à peine celui de récupérer un peu de sommeil.

La semaine du 2 juin, tandis que Paris est évacuée, la Caisse Nationale se prépare à partir pour les Sables d’Olonne. Louise et ses dossiers suivent. Quand le 20 juin 1940, le pont de Blois saute, elle vient de passer la Loire. Et se dirige, toujours avec les livres de comptes de la Caisse des Ardennes, vers le tout petit village de Vigoux, dans l’Indre. A peine y est-elle arrivée qu’il faut en repartir.Pour le Limousin, à présent.

C’est là qu’elle apprend que l’Armistice est signé avec l’Allemagne puis l’Italie. La France est coupée en deux, de part et d’autre de la ligne de démarcation.

 

 

 Rentrer à Charleville, pour y faire son travail, aux côtés des agriculteurs

Après un passage à Chateauroux, Louise remonte vers Paris par Vierzon, au début du mois d’août. Elle veut obtenir de la Caisse Nationale une lettre de mission pour rentrer à Charleville. Et y faire ni plus ni moins son métier, aux côtés des agriculteurs de sa région.

Parce que même si la zone est occupée, même si les paysans se sont vus spolier 50% de leurs moyens de production par la loi du 28 juillet, même si seuls ceux du sud du département sont libres de cultiver leur terre, même si l’occupant prélève près d’1/5è de la production pour son propre ravitaillement, permettre à ceux qui ont une terre et des bras de travailler, c’est déjà leur faire relever la tête et leur rendre fierté, c’est aussi redonner de la viande et du lait, des légumes et des fruits, bref, des forces aux corps épuisés par la guerre qui n’ont, malgré l’armistice, pas fini d’avoir à se battre

 

 

La première femme de l’histoire à diriger une Caisse du Crédit Agricole

Mais qui est cette Louise Tallerie qui vient de passer quatre mois complets à déplacer des archives dans toute la France, dormant quand c’était possible et là où elle le pouvait, convainquant partout qu’on lui accorde l’asile pour un jour ou une semaine, entraînant dans son périple tous les bras forts et les âmes nobles qui se présentaient, révélant le courage des autres à chaque fois qu’elle fit démonstration du sien, manches relevées sur ses bras volontaires ?

A l’automne 1940, Louise Tallerie a cinquante ans et elle dirige depuis 14 ans la Caisse Régionale des Ardennes, où elle est entrée à sa création, en 1921. C’est la première femme de l’histoire des crédits agricoles à occuper un tel poste.

Avant cela, elle a été auxiliaire au service de la reconstitution agricole. Une profession embrassée au lendemain de la Première guerre mondiale qui l’avait laissée veuve, avec une fillette et un neveu orphelin à charge.

 

 

Un modèle d’indépendance, de courage et de détermination 

Si elle commence sans doute à travailler par nécessité, elle a tôt fait de se passionner pour son métier. Dans toutes ses dimensions : la condition des agriculteurs, ses clients, mais aussi l’actualité boursière qu’elle lit avec acuité dans la presse et encore ce que l’on appellera plus tard le management.

Déterminée et audacieuse, elle interpelle les autorités de la Caisse Nationale comme le Ministre de l’Agriculture quand il faut défendre les intérêts de sa Caisse Régionale et de ses clients. Travailleuse et intègre, elle est pour les femmes qui constituent l’immense majorité des effectifs de sa Caisse (une cinquantaine d’employé-es) un modèle d’indépendance.

 

 

Hommage et inspiration : le Grand Prix Etudiantes Crédit Agricole Louise Tallerie 

C’est ce modèle, incarnant tout à la fois la force d’une personnalité irradiante et la puissance du collectif quand il est emmené par un-e « leader » inspirant-e que le Groupe Crédit Agricole a choisi pour figure tutélaire de son Grand Prix Etudiantes Crédit Agricole Louise Tallerie, un challenge 100% féminin en équipe qui affiche son intention de repérer et de valoriser des jeunes femmes à très haut potentiel.

Disparue en 1989, à l’âge de 99 ans, Louise Tallerie n’aurait sans doute pas repoussé cet hommage, elle qui en plus d’avoir elle-même conduit une brillante carrière sans renoncer jamais à ses valeurs, a aussi fait travailler et progresser de nombreuses autres femmes et poussé sa propre fille sur les voies de l’ambition professionnelle : celle-ci fut en effet l’une des premières femmes de France à intégrer la prestigieuse école HEC…

 

 

Marie Donzel avec Clotilde Jardel (Crédit Agricole S.A.), pour le blog EVE.

Remerciements chaleureux à François Provenchère, petit-fils de Louise Tallerie.

Ainsi qu’à Sophie Serratrice, Marie Pelpel, Marie Berry, Christine Aplanat, Alain Millet, Ghislain Parisot et Guillaume Roesch.

 

 

Sources :

– Archives personnelles de la famille de Louise Tallerie

– Archives de la Caisse Régionale du Crédit Agricole Nord Est

– Archives du Groupe Crédit Agricole S.A.

– André Gueslin, Histoire des Crédits agricoles, Economica