Bénédicte Tilloy, une femme « fidèle à ses valeurs, rebelle à ce qui les entrave »

Eve, Le Blog Dernières contributions, Egalité professionnelle, Leadership, Rôles modèles

Portrait de Bénédicte Tilloy, DG RG et Secrétaire Générale de SNCF Réseaux

 

Nous avons rencontré Bénédicte Tilloy lors du dernier séminaire EVE Evian, en octobre 2014. Venue témoigner de son parcours de leader féminine, elle a conté avec un art accompli de la formule inspirante et autant d’humour que de poésie, son parcours au sein de SNCF.

Parce que ce jour-là, l’assemblée a été littéralement bouleversée par son intervention, le blog EVE s’est fait une promesse : aller à sa rencontre pour en savoir plus sur son histoire et sa vision afin de proposer au plus grand nombre le portrait d’un modèle positif et aspirationnel de leadership moderne.

 

 

 

Anne Chopinet, parmi les 7 premières polytechniciennes de l’histoire

14 juillet 1973. En tête du traditionnel défilé militaire de la Fête Nationale, l’Ecole Polytechnique fait descendre l’avenue des Champs Elysées à ces recrues de l’année. L’étendard de l’école est tenu par une femme, vêtue du tout nouvel uniforme dessiné par Pierre Cardin. Elle s’appelle Anne Chopinet et compte parmi les sept qui, l’année de l’ouverture du concours aux « demoiselles » ont été reçues. Il se trouve que celle-ci en particulier l’a été « major« , survolant largement le classement des meilleur-es ingénieur-es en herbe.

L’image, hautement symbolique, fait la Une de Paris Match et le tour du monde. Elle ouvre encore le journal « 24 heures sur la Une » de la première chaîne de télévision, et n’échappe pas à un pharmacien picard dont la fille aînée est une tête à l’école, douée et bosseuse, si bien qu’il la verrait volontiers s’engager à son tour dans une voie royale. La même année, HEC s’est aussi ouvert aux filles. Plutôt qu’une formation d’ingénieure, c’est en l’occurrence plutôt une école de commerce qui attirera Bénédicte, le moment de l’orientation venu, « parce que les maths pour les maths, bof bof… Et parce que pour une ado des années 1970, dans un monde en pleines transformations, c’est tentant de suivre une formation généraliste qui aborde aussi bien les questions d’économie que de société, de culture, de mentalités… »

 

 

Femme de terrainBénédicte entre à 18 ans à l’ESSEC et en ressort 3 ans plus tard, diplôme « majeure marketing » en poche.

Après avoir fait ses classes dans le conseil, elle entre chez Duracell, la marque au petit lapin rose réputé increvable.

Mais ce qui l’intéresse, plus que l’advertising qui n’a pas besoin d’elle pour faire prospérer l’image de la marque, c’est le terrain. « Là où s’acquiert la légitimité« , a-t-elle déjà la conviction. Là aussi, où l’on s’imprègne des réalités de la vente et de la consommation pour cerner finement ce que l’on n’appelle pas encore « les signaux faibles« .

De ces années chez le leader de l’alcaline, elle retient surtout cela, que ce ne sont « pas les PowerPoint qui font bouger le monde, pas tout seuls en tout cas : ce sont les gens qui sont aux prises avec le réel et qui le modifient quand ils agissent.« 

 

 

« Change maker » née

Bénédicte a un goût naturel et spontané pour le changement.

Mais elle a aussi un sens aigu de la responsabilité à l’égard des environnements sociaux et humains, avec la conviction que le mépris ou l’arrogance sont toujours au moins aussi stériles que les archaïsmes sur lesquels ils portent un regard cinglant.

Un jour qu’elle consulte sur minitel des horaires de train, une petite annonce s’affiche en caractères semigraphiques sur le bandeau vertical de l’écran. « SNCF cherche chef de produit ayant expérience dans grande consommation. Ronds de cuir s’abstenir. » Elle éclate de rire et adresse, non une candidature mais une lettre « pas très sympathique » en forme de pamphlet ironique sur le concept de « rond de cuir« . Un mois après, coup de fil de SNCF : elle pense qu’on l’appelle « parce qu’elle a oublié son sac dans le train« . Au lieu de ça, on lui fixe une date d’entretien. Elle s’y rend par curiosité, et se « fait embarquer« , passant d’une étape de recrutement à l’autre de «  « allons voir » à « pourquoi pas », puis « ce serait bien » et enfin « je veux le job »! »

 

 

La « maman » de la carte Senior 

Le job, c’est chef de produit Carte Vermeil.

L’offre doit, pour faire face à une révolution démographique qui préfigure une nouvelle cartographie des générations dans la société française, prendre en compte ce que seront les aîné-es de demain. « Des gens de 60 ans et des gens de 90 ans, des encore actif-ves et de plus ou moins jeunes retraité-es, pour certain-es des ultra-dynamiques, bref des personnes diverses et nombreuses qui ont des raisons multiples de voyager, alternativement ou concomitamment en tant que grands-parents, en tant que touristes, en tant que leaders d’association, en tant que jeunes (re)marié-es… »

La mue de la mythique Carte Vermeil en Carte Senior sera plus tard appelée à devenir un cas d’école, enseignée à HEC. Mais en attendant les lauriers académiques, Bénédicte Tilloy se confronte à un choc culturel : elle « arrive à la SNCF en tutoyant les gens, en appelant tout le monde par son prénom, chef compris, – quand tout le service lui donne du « Monsieur le chef de département »… » et fait sensation avec « Une prez illustrée par les « dames de Faizant ». »

Comment trouver sa place, quand on se sent si « exotique » dans un univers dont les codes sont si éloignés de ses propres façons d’être? En assumant pleinement ce que l’on est, tant qu’à faire, répond Bénédicte qui parie aussi sur les grands défis qui attendent le géant ferroviaire public pour faire évoluer sa culture. Sans sacrifier pour autant à ses valeurs fondamentales.

 

 

Leitmotiv : « être fidèle à ses valeurs, rebelle à ce qui les entrave »

Bénédicte Tilloy y tient, pour l’entreprise comme pour elle-même : son leitmotiv, « être fidèle à ses convictions, rebelle à ce qui les entrave » lui permet de tout s’autoriser, pourvu de garder incessamment le cap de « ce qui fait sens« .

Ses méthodes de travail incarnent cette façon de voir : elle s’attache à « trouver la bonne distance » entre les premières lignes du terrain et le recul qu’il faut pour bâtir une vision ; promeut la « symétrie des attentions« , convaincue que ce qui se fait à l’intérieur se voit à l’extérieur et partant, que prendre soin de ses troupes sera toujours bénéfique pour le client final ; défend son droit à « prendre les sujets à l’envers » pour concevoir que « quand c’est dur, c’est qu’il y a sans doute une vraie opportunité à saisir »

Tout le contraire d’une donneuse de leçon, elle assume aussi ses manques ou ses travers, se confessant par exemple « très bordélique » et reconnaissant avoir besoin de s’entourer « de collaboratrices et collaborateurs particulièrement méthodiques pour faire avancer les plans d’action« . Cela, elle tient à ce qu’on l’écrive, à la fois parce qu’elle considère qu’un rôle-modèle (puisque c’est ainsi que nous voulons la présenter) n’est plus une figure inspirante mais une statue déprimante si on n’a que du bien à en dire, et parce qu’elle sait que toutes les qualités d’un-e leader ne sont rien sans celles des collaboratrices et collaborateurs qui le « leadent » autant qu’elles et ils sont « leadé-es ».

 

 

La première femme et la première non-ingénieur-e à la tête d’une entité d’exploitation ferroviaire

La direction des grandes lignes a repéré cette OVNI innovante et entend l’envoyer s’occuper du TGV Atlantique.

Au coeur de l’exploitation ferroviaire. Elle : « Je ne sais pas faire« . Sa hiérarchie : « Tu vas apprendre« . Poussée hors de sa zone de confort, elle la première femme et la première non-ingénieure à un tel poste.

Elle se collette aux grandes grèves de 1995, après lesquelles l’épineux dossier de la nouvelle tarification TGV l’attend : la création d’un système de contingents de places, la mise en place d’un système de réservation informatique et le lancement d’une carte 12/25 plus tard, ses méthodes pour transformer à grande vitesse et dans la concertation lui valent d’être repérée par Louis Gallois, un autre atypique à la SNCF.

 

 

 La révolution des trains Corail

Qu’on confie maintenant à Madame Tilloy les trains Corail!

C’est que ça grince un peu des dents sur un réseau qui se vit comme « ceux dont on n’a pas voulu pour le TGV« . Elle va en redorer le blason en rénovant l’intérieur et l’extérieur des trains et en ré-inventant l’offre de nuit, « exit les couvertures qui grattent, on met des couettes! la déco est refaite et des attentions aux voyageurs – lingettes, mouchoirs en papier, bouchons d’oreilles – offertes« .

On est à l’orée des années 2000 et Bénédicte Tilloy s’inspire de « la démarche start up » pour faire bouger les lignes : rien n’est anecdotique et personne n’est laissé en dehors des projets. « Si vous voulez qu’un grand projet de transformation marche, il faut embarquer jusqu’à la personne la moins visible de la chaîne de valeur et permettre au final à chacun d’être fier de ce qu’il a contribué à accomplir, que tous puissent se dire « j’y étais, je l’ai fait, c’est moi, avec les collègues, qui ai réussi ça!« . »

On coche encore dans la liste des atouts pour le changement de Bénédicte Tilloy les non-cases suivantes : management coopératif, esprit de co-construction et intuition précoce de l’open innovation.

 

 

 « Patronne » des contrôleurs

On la retrouve en 2001 au poste de « directeur des trains« . C’est à dire? Patronne des contrôleurs, en un mot.

10 000 employé-es. Plutôt mal-aimé-es, à l’époque. Insécurisé-es par une succession d’agressions. Légitimement irrité-es par les tensions récurrentes avec les voyageurs et pas forcément ravi-es a priori d’avoir une femme à leur tête.

Bénédicte va les « apprivoiser » : elle remplit son baluchon et prend la route avec eux, les observe bosser au quotidien à bord des trains, séjourne dans les foyers où ils dorment, plusieurs soirs par semaine loin des leurs, et qui sont dans un état « qu’on qualifiera gentiment de médiocre« , c’est dit dans un sourire entendu mais légèrement tordu.

Une transformation spectaculaire : tandis que les conditions de travail des collaborateurs s’améliorent, le contrôle des voyageurs entre dans l’ère du service commercial et la relation avec les voyageurs change de visage.

 

 

Une âme de capitaine

Bénédicte Tilloy a bel et bien séduit ses troupes (un contrôleur de la ligne Quimper-Paris à qui l’on confie avoir rendez-vous le lendemain avec elle s’exclame « Vous avez de la chance! Dites-lui, à la patronne, qu’elle nous manque!« ) et veut à présent qu’elle a vécu « l’une des plus belles expériences de sa vie professionnelle« , aller voir ce qu’elle peut apporter aux métiers de l’exploitation.

On lui propose la direction régionale Paris Sud. Pas le moindre des défis : une zone en pleine explosion démographique, avec une succession d’incidents, des plus anodins mais « qui mettent un bazar monstre sur le réseau » aux plus graves qui marquent durablement les esprits, comme la catastrophe de Choisy.

C’est précisément alors qu’elle en pleine gestion de cette crise, qu’on l’appelle au ComEx de SNCF pour y piloter le projet de transformation de l’entreprise. C’est oui, mais à une seule condition : elle reste aussi sur le terrain. Une âme de capitaine : les galons et les grandes expéditions, c’est pour elle, mais pas question de quitter le navire quand la mer est forte.

 

 

Une learning expedition façon « mouche du coche » pour apprendre autrement que sur les bancs de l’école

Quelques mois après, tandis que le pic de crise est derrière, Bénédicte Tilloy prend conscience que « la situation est baroque » et qu’elle use ses forces à passer d’une heure à l’autre de l’opérationnel brut à la stratégie pure. Elle cherche un nouvel équilibre.

Guillaume Pépy suggère la direction des ressources humaines. Bénédicte Tilloy botte en touche : « Je n’ai pas la formation pour... » Qu’à cela ne tienne, on va l’envoyer à Harvard en cursus accéléré. Si le groupe est prêt à lui offrir un break pour se former, elle a une autre idée : et si elle partait en learning expedition dans d’autres entreprises, voir ce qu’il s’y fait, comment on y envisage l’avenir et ce qu’on imagine pour s’y préparer…

Chez IBM puis à La Poste, elle se « mêle de tout et découvre plein de choses« , contractant sur une poignée de main des échanges « apprenant-apprenant«  avec toutes et tous celles et ceux qu’elle croise, au gré d’autant de missions hétéroclites que « du coaching de dirigeant-e, de l’organisation de séminaires franco-anglais, la rédaction d’un dictionnaire amoureux de l’entreprise par ses collaboratrices et collaborateurs… »

 

 

A la tête de Transilien, au contact direct des voyageurs 

Toc! Toc! Il est temps de rentrer au bercail, rappellent les dirigeant-es de SNCF. Et ça tombe bien, ils ont un nouveau challenge pour Bénédicte Tilloy : la direction générale de Transilien.

Des trains saturés aux heures de pointe, un chantier digital à engager de toute urgence et la renégociation avec l’autorité organisatrice (le STIF) qui se profile… Elle prend tout à bras le corps et bâtit le programme ZIP, pour Zone Dense – Information – Prise en Charge.

Concrètement, on revisite les basiques de l’exploitation en considérant qu’on s’adresse à la fois à de grandes foules et à des personnes dans la foule : pour améliorer la ponctualité, il faut faire alliance avec les voyageurs, les faire participer, notamment grâce aux outils digitaux (crowd-sourcing et autres hackathons accouchent d’applis innovantes développées dans la foulée), on marie la RATP et la SNCF sur le RER B, on lance avec RFF un ambitieux chantier d’investissements d’infrastructure, on coopère au futur Grand Paris en architecturant le maillage de transports collectifs avec les pouvoirs publics…

A cette époque, Bénédicte Tilloy devient aussi la « bonne cliente des médias« . Parce qu’elle en a « marre d’entendre dire que SNCF s’en fout de ses usagers, qui ne sont pas des usagers mais des voyageurs, des personnes qui se déplacent pour aller au travail, pour emmener leurs enfants, pour retrouver leurs ami-es« , elle décide d’engager le dialogue en direct : « Un patron, ça peut et doit considérer que ses client-es ont le droit de lui parler« , affirme-t-elle sans ambages.

Et d’ouvrir aussi un fil Twitter en son nom, parfaitement transparent, immédiatement disponible pour qui veut l’interpeler personnellement sur ce qui se passe sur sa ligne de train, à son arrêt, dans sa gare. Stratégie d’accessibilité payante : elle récolte peu d’insultes… Et beaucoup de bonnes idées! « La plupart des gens qui râlent le font parce qu’ils ont le sentiment que par définition ils ne seront pas écoutés. Envoyez-leur le message qu’ils peuvent vous parler et que ce qu’ils ont à dire vous intéresse et vous verrez qu’ils viendront plus souvent avec des solutions qu’avec des récriminations. »

 

 

Un nouveau défi : DG RH et Secrétaire Générale de SNCF réseaux  

Le 2 octobre 2014, Bénédicte Tilloy est à EVE.

Elle a traversé le lac Léman pour rejoindre Evian depuis Lausanne, où se tient depuis la veille la convention SNCF. A son entrée sur scène, elle annonce ce qui vient d’être officialisé : elle est nommée DG RH et Secrétaire Générale de SNCF Réseau, l’une des deux « entités filles » créées sous la « société mère » SNCF à la faveur de la réforme ferroviaire.

Le public se lève, torrent d’applaudissements. Au micro, Bénédicte Tilloy évoque avec enthousiasme le commencement d’une nouvelle aventure, qui parce qu’elle est inédite pour elle, à la fois dans sa nature (« ce n’est plus un poste de direction, c’est une position d’influence« ) et dans son univers (l’ex-RFF est l’une des rares unités de SNCF par lesquelles elle ne soit encore passée), sera source de découvertes et d’apprentissages, son moteur à elle.

Mais à mille lieux de la figure de leader triomphante que rien n’intimide, Bénédicte confesse publiquement : « Je vais avoir besoin de mes équipes, je vais avoir besoin que l’on soit ensemble, parce que je suis heureuse d’arriver là, mais j’ai aussi la trouille« . La chair de poule dans les rangs, le public se lève à nouveau. La rédaction du blog EVE, pas moins émue que le reste de la salle, la réclame pour un portrait.

 

 

« Ostéopathe du management »

Quelques semaines plus tard, quand on la rencontre à cette fin, la question brûle les lèvres : dire qu’on a la trouille, n’est-ce pas un peu trop exposant pour un-e dirigeant-e? « Au cours de ma carrière, beaucoup de personnes m’ont dit qu’elles m’avaient suivie parce que j’étais vraie. Ce n’est pas une stratégie, c’est un état de fait. Je ne joue pas de rôle, je ne suis pas un personnage, je ne suis ni dans la séduction ni dans l’emprise. Je suis autant prise par les événements que je prends ce qu’ils m’apprennent. Mes émotions se voient, parce que mes émotions sont là. Ce que je vis depuis 25 que je suis dans le groupe SNCF, ce sont des situations humaines. Je les vis en tant qu’humaine, c’est tout. »

Mais à des postes à haute responsabilité, malgré tout, en ayant un leadership à incarner. Cela n’implique-t-il pas de s’effacer derrière la fonction pour faire marcher tout le monde dans la bonne direction ? « Le leadership, c’est embarquer, pas embrigader. Je ne suis pas là pour faire adhérer, je veux seulement faire résonner. Je suis une ostéopathe du management : je prends les choses les personnes dans leur unité et leur intégrité, ce que je fais bouger, ce que je mobilise au sens propre du terme, ce sont les facultés propres de chacun-e de trouver son équilibre pour se faciliter la liberté d’agir... »

 

 

 

Marie Donzel, pour le blog EVE. Avec la complicité de Catherine Woronoff-Argaud, pour SNCF.