Le complexe de la bonne élève

Eve, Le Blog Développement personnel, Egalité professionnelle, Leadership, Responsabilité Sociale, Rôles modèles

Un concept à la loupe

 

 

Elle a tout bon, depuis presque toujours. Première de la classe depuis le CP, diplômes avec mention, résultats remarquables au travail, elle est considérée à l’unanimité comme une personne bosseuse, redoutablement efficace, extradordinairement fiable. C’est une « perle« , une professionnelle « irréprochable« , une « femme brillante« .

Pourtant elle n’a pas la carrière qu’elle mérite, et cela dissonne avec le concert d’éloges qu’elle suscite. Elle-même ne se satisfait d’ailleurs pas des compliments seulement, faisant peut-être partie des 75% de femmes « bien dotées de par leur formation et leur profil professionnel » qui estiment ne pas être rémunérées à leur juste valeur (enquête PWN, 2013).

Il y a comme un hic dans ce hiatus entre la valeur reconnue de son travail et la récompense qu’elle en perçoit. Et si cette femme qui a « tout pour réussir sauf que… » était sujette au « complexe de la bonne élève« ? Un syndrome paradoxal qui prend l’exigence d’excellence au piège d’une morale ambiguë du travail.

 

Le « Complexe de la bonne élève », c’est le concept du discours sur le leadership féminin que le blog EVE passe ce mois-ci à la loupe.

 

 

Pour une brève histoire du « travail » scolaire

Pour cerner le « complexe de la bonne élève », commençons par tenter une définition du « bon » ou de la « bonne » élève. Un objectif que s’est fixé, dans les années 1970, le didacticien Jean Repusseau, dans le prolongement de ses riches et nombreux travaux sur les voies et leviers de l’apprentissage.

Dans son ouvrage Bons et mauvais élèves – Le complexe de Möbius, Repusseau retrace l’histoire de ce qu’on pourrait appeler la « bonélèvitude ».

Où l’on apprend, d’emblée, que la performance scolaire est une valeur relativement récente, dans l’histoire. Post-révolutionnaire, en l’occurrence : du temps de l’Ancien Régime, ce qui faisait vertu chez les jeunes gens, c’était l’oisiveté ; et c’est la République qui, dans une préoccupation de donner réalité au principe d’égalité, via la culture du mérite, a inventé l’école où l’on travaille, pour s’élever.

Etre « bosseur » ou « bosseuse » à l’école, c’est donc dans les faits bien plus ambigu qu’il n’y parait dans la construction de notre imaginaire collectif de l’excellence, qui fait une place pas seulement glorieuse à l’ardeur à la tâche. Il suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, d’entendre quelques accents dépréciatifs dans le qualificatif « scolaire« , quand il se fait volontiers synonyme d’ « appliqué-e« , de « conformiste« , de « laborieux-se« , voire de « tâcheron-ne« …

 

 

Règles du jeu : officielles et officieuses

En effet, si les règles du jeu de la « bonne » éducation ont officiellement changé avec l’avènement de l’école pour tous (et plus tard, pour toutes aussi), celles qui donnaient prime à l’esprit musard sur la mentalité bûcheuse n’en ont pas pour autant été effacées.

C’est lapalissade, après les travaux de Bourdieu sur l’école, de dire que règles écrites et règles officieuses cohabitent, quand la compétence objectivable et les qualités méritoires entrent en concurrence avec des savoir-faire et savoir-être que l’institution scolaire n’enseigne pas.

Et nos esprits d’associer l’aisance qui n’a l’air de rien avec le brio, d’admirer la capacité à réussir sans trop (se faire) suer et de nourrir de la fascination pour le talent prétendu « inné » plutôt que pour la compétence « acquise » qui marque trop visiblement les repères et traits de coupe…

Ce qui est déjà vrai à l’école le sera aussi, et plus encore, dans le monde du travail.

 

 

Grammaire de l’école et grammaire du monde du travail

Sauf que l’école, même reproductrice de valeurs qu’elle ne professe pas officiellement, processe la progression des élèves avec un système relativement lisible : de bonnes notes, de bonnes appréciations, de bonnes moyennes, des « encouragements » ou « félicitations » et le passage en classe supérieure est assurée! Et quel conseil de classe ne serait pas soupçonné de bouffées délirantes s’il imposait le redoublement à celui ou celle qui a 14, 15 ou 16 de moyenne?

Pourtant, il arrive que l’ancien-ne « bon-ne élève« , n’ayant rien perdu de son sérieux, de son ardeur au travail et de sa capacité à acquérir de nouvelles compétences, stagne ensuite dans son parcours professionnel. Quitte à voir de moins précis-es, de moins zélé-es, et peut-être même de moins tangiblement qualifié-es, lui passer devant en petites foulées, au moment des promotions.

Alors quoi? La preuve faite cruelle évidence que le monde du travail serait injuste, qui promouvrait à « la tête du client » et piétinerait les valeurs du mérite? Ou bien une grammaire autre des attentes qui favorise des qualités méritoires aussi, mais différentes de celles que valorise l’école (le « faire savoir », le « sens politique », l’assertivité, l’agilité empathique…), et surtout privilégie le potentiel sur l’acquis

 

 

« Bon élève » et « bon enfant »

Sinon quiproquo, il y a donc bien faille dans le processus de transformation du « bon-ne élève » en « bon-ne professionnel-le« . Et il ne suffit pas, pour en comprendre les mécanismes, de distinguer binairement l’école qui serait du côté de l’apprentissage des « savoir faire » de l’entreprise qui serait du côté de la promotion des « savoir être ». Il faut surtout comprendre quel type de « savoir être » l’école valorise, et qui ne sera pas nécessairement au centre des attendus dans l’entreprise.

En l’occurrence, l’institution scolaire tend à analogiser le « bon élève » et le « bon enfant », dit Jean Repusseau. C’est un « enfant modèle » qu’elle idéalise : comme les Camille et Madeleine « bonnes, gentilles, aimables » de la Comtesse de Ségur, le « bon élève/bon enfant » est docile à la consigne et observant de la discipline. Sans être nécessairement conformiste dans l’âme (puisque le « bon élève » aura aussi éventuellement appris l’esprit critique), il est respectueux de la hiérarchie (quand même il douterait de sa légitimité en son for intérieur, voire ne lui accorderait que modérément son estime). Loyal à l’égard de l’adulte, il n’en conteste pas l’autorité positionnelle et fonctionnelle : c’est l’adulte (ou plus tard le boss) qui décide, et même si la règle qu’il fixe est absurde ou injuste, elle s’applique. Ne reste qu’à enrager silencieusement si cela produit des états de fait à déplorer, voire des situations iniques.

 

 

La « morale » du travail au centre du motif

On ronge son frein mais on se console par l’éthique, car cette acceptation de principe des légitimités en place, repose sur une foi en la morale chevillée au coeur. On n’a pas les honneurs, mais on a l’honnêteté pour soi. On n’a pas la rémunération, mais ce que l’on gagne est honnêtement acquis. On n’a pas la visibilité qu’on espère, mais on ne brûle pas ses idéaux à la lumière. On est du côté de la morale.

Mais quelle morale ? Celle de la fidélité (oui, mais à qui? A l’autre, à l’institution ou bien à soi?), celle de la sagesse (oui, mais sous quelle forme? La prudence, la patience et la discrétion ou bien la hauteur de vue, le sang-froid le regard critique?), celle de la droiture (oui, mais dans quelle acception? Dévouement ordonné, satisfaction aux convenances et rigueur perfectionniste ou bien transparence, intégrité et alignement de ses compétences, valeurs et actions?).

 

 

Les pièges de la « bonélèvitude » : la « parfaite numéro 2 »

Puisqu’il est question de morale, il y va de vision de soi… Et même, disons-le, de fierté! Alors, comme pour le « complexe d’imposture« , il va falloir se méfier des péchés d’orgueil qui font les pièges les plus sûrement tendus à soi.

Car à force de redoutables capacités de travail, d’intransigeante loyauté, et de fiabilité sans concession dont elle se targue, la « bonne élève » n’incarne pas tant le potentiel, avec ce qu’il implique de facteur de risque, que l’avéré, avec ce qu’il a de sécurisant mais aussi de renvoi au passé ; pas tant l’espoir du meilleur que la garantie de l’accompli ; pas tant le pari d’ambition sur l’avenir que l’assurance de stabilité sur le présent.

Voilà qui fait souvent de la « bonne élève » une « parfaite numéro 2« , à la fois vue comme telle par les autres (et quel intérêt de lui proposer le poste de numéro 1, quand on a mis la main sur une pareille perle pour servir de solide bras droit aux ambitieux-ses?) et perçue ainsi par elle-même (qui s’inquiète, quand « tout va à peu près bien » ou « rien ne va vraiment mal« , d’aller se mettre en danger en exprimant de plus hautes ambitions).

En d’autres termes, elle heurte le plafond de verre… A force de trop bien faire! Et alors gare aux frustrations : à poste de numéro 2, rémunération de numéro 2, considération de numéro 2, progression de numéro 2!

 

 

Sortir du « complexe de la bonne élève » : les « bonheurs de Sophie »

Le complexe de la bonne élève est-il pour autant une fatalité? Imaginons, en retournant fouiner dans la bibliothèque de notre enfance, qu’au lieu de prendre exemple sur les petites filles parfaites de la Comtesse de Ségur, on s’inspire de leur contre-modèle : la cousine Sophie.

Souvenez-vous, c’est cette demoiselle aux « cheveux coupés courts comme ceux d’un garçon« , qui se passe de chapeaux et de gants car sa mère veut « l’exposer au soleil, à la pluie, au froid et au vent« . Sa vie n’est que succession d’aventures et d’expérimentations : fi des mises en garde, elle brave les interdits pour satisfaire son insatiable curiosité, joue de malice et imagine incessamment des astuces pour contourner les règles trop strictes, apprend de ce qu’elle vit davantage de ce qu’on lui dit et préfère encore risquer la réprimande à l’occasion que de renoncer aux tentations

Il ne lui arrive que des « malheurs« ? C’est ce que le titre du roman qui lui est consacré laisse supposer. Mais est-ce si sûr? De l’oeuvre de Ségur, plusieurs interprétations sont permises : d’aucun-es la lisent en effet comme une saga punitive qui prévient les filles des risques et méfaits de l’indiscipline… Mais d’autres, se souvenant d’un préambule qui ne cache pas l’inspiration autobiographique du personnage de Sophie, voient une ode en creux à l’esprit de liberté et à la force des insoumises !

Car la véritable héroïne, n’est-ce pas finalement la turbulente Sophie, celle par qui arrive dans le coeur des impeccables « petites filles modèles » une réflexion sur le bien et le mal et ce qui fonde le jugement moral. Car chaque fois que Sophie l’audacieuse expérimente quelque chose de nouveau, défiant les règles en place pour définir les siennes, c’est toute la bande qui, confrontée à des choix (la laisser faire ou tenter de la retenir, l’admirer/l’envier ou la désapprouver, la regarder de loin ou la suivre…), s’interroge sur le sens des normes et la portée des actes, et par là-même gagne en autonomie et grandit… N’est-ce pas là une enthousiasmante illustration du leadership?

 

 

Marie Donzel, pour le blog EVE.