« La question des femmes au travail croise toutes les questions importantes et urgentes de notre époque »

Eve, Le Blog Egalité professionnelle, Leadership, Rôles modèles

 

Entretien avec Martin Meissonnier, réalisateur, au sujet de son film Le Bonheur au travail et de la suite qu’il va lui donner, en consacrant un film entier aux femmes dans le monde professionnel.

 

 

Le film de Martin Meissonnier, Le Bonheur au travail, diffusé par Arte, a fait l’événement en 2015. 

Projeté lors de la dernière édition du séminaire EVE, en présence du réalisateur, il a été l’occasion d’un passionnant débat sur les transformations nécessaires des organisations et leurs conséquences pour chacune d’entre nous.

Aujourd’hui, Martin Meissonnier entend approfondir une dimension du monde du travail rarement évoquée dans le cinéma de fiction comme de non-fiction : les grandes innovations sociales, entrepreneuriales et managériales qui ont été portées par des femmes, pour le bénéfice de toutes et tous.

 

Rencontre avec un réalisateur humaniste jusqu’au bout de l’objectif, qui ne se résigne pas à donner un clap de fin aux progrès de l’égalité. 

 

 

Eve le blog : Bonjour Martin. La tradition, sur le blog EVE, est de demander à tous nos interviewé.es de raconter leur parcours… A votre tour !

Martin Meissonnier : J’étais un cancre à l’école. Je me passionnais pour la musique, alors le seul travail qui me paraissait acceptable, c’était journaliste musical. Encore lycéen, j’ai frappé à la porte de Libé, et comme il n’y avait personne qui ne tenait de chronique sur le jazz, on me l’a confiée.

J’ai continué à exercer dans le monde de la musique ensuite, comme producteur de concerts puis de disques. Mais à la fin des années 1980, j’ai eu envie de sortir des studios pour voir la lumière du jour !

J’ai donc commencé à faire des émissions et des films pour La 7/Arte, sur toutes sortes de sujets : Jeanne d’Arc, l’histoire de la Reine de Saba, la vie de Bouddha, les juges et la corruption, les débuts de l’Internet, le recyclage des déchets… Au cours de ces années, j’ai vu l’univers du documentaire d’investigation devenir de plus en plus lourd, avec des sujets de plus en plus graves et des conditions de travail de plus en plus dures.

C’est essentiel de parler des faits dramatiques et des dangers qui guettent notre monde, mais il me semble que le pendant est nécessaire aussi : il faut de l’espace pour montrer ce qui fonctionne, toutes les initiatives positives, les mouvements qui contribuent à changer la donne. Et c’est comme ça que je me suis tourné, avec le regard critique que j’ai forgé au long de mes années de journaliste d’investigation, vers une nouvelle forme de documentaire, dédié aux bonnes idées, aux expériences innovantes, aux pratiques alternatives…

  

Eve le blog : Votre film, Le Bonheur au travail est exemplaire de cette intention de regarder la réalité en face tout en mettant en avant les initiatives intéressantes qui peuvent changer les choses. Qu’est-ce qui vous a amené à ce sujet ? 

Martin Meissonnier : J’ai moi-même débuté ma vie professionnelle dans un contexte favorable. Il y avait du boulot, j’avais des patrons ouverts et sympas dans des boîtes formidables, les méthodes de travail et les façons de s’organiser étaient simples… Et puis, au cours des années, j’ai vu tout ça se dégrader jusqu’à devenir catastrophique.

Il fallait comprendre pourquoi on en était arrivé à cette culture de la performance économique entraînant de la casse à tous les étages ; et surtout de regarder ce qui pouvait, aujourd’hui, et non dans la nostalgie d’un temps jadis, recréer des conditions de travail respectueuses des personnes et épanouissantes pour elles tout en étant dans la rationalité des entreprises.

En conduisant mes recherches, j’ai été stupéfait de découvrir que des libéraux et des libertaires faisaient des constats quasi-identiques et aboutissaient à des solutions similaires.

Ce qu’ils ont en commun, au fond, c’est une conviction qui relève du bon sens : un.e collaborateur/collaboratrice qui ne respire pas, qu’on contrôle à chaque seconde, qui ne trouve aucun sens à ce qu’il fait, qu’on dépossède de son autonomie et de sa capacité d’initiative, est évidemment malheureux, mais de surcroît il est sous-performant. Une aberration ! La bureaucratie mine le cerveau, la verticalité crée des situations de domination, les process ultra-stricts font perdre le cap à tout le monde, la culture du contrôle crée de la défiance généralisée.

C’est ça qui est à changer : les exemples d’entreprises qui sont présentés dans le film démontrent que c’est faisable et profitable !

 

 

Eve le blog : Le film a eu beaucoup d’impact. Il a fait couler de l’encre dans la presse, suscité des réactions et des débats parfois très passionnés, entraîné une certaine libération de la parole qui n’a pas plu à tout le monde… Comment avez-vous vous-même ressenti ce moment d’agitation autour du Bonheur au travail?

Martin Meissonnier : Pour un réalisateur, dans le monde aujourd’hui très difficile de l’audiovisuel où faire seulement exister un film relève parfois de la gageure, que le film fasse parler, c’est déjà une forme de succès, qui plus est quand il s’agit d’une réalisation exigeante. Que le film fasse ensuite débattre révèle qu’on a touché juste, au cœur de ce qui touche les sensibilités et fait résonner des sentiments complexes en chacun de nous.

Mais le débat, dans le contexte tendu qui est le nôtre en ce moment, n’est pas forcément simple à vivre. J’ai été confronté à des réactions parfois très agressives, notamment au sujet de la critique que le film fait des  « bullshit jobs », ces métiers vides de sens qui n’ont d’autres effets que d’épuiser l’énergie des autres aussi.

On a tous été amené.es, moi compris, à se poser la question : est-ce que je fais des choses utiles ? Et est-ce que ce que je fais ne complique pas la vie des autres au lieu de la leur faciliter ? C’est très challengeant pour le management, en particulier. La tentation peut être forte de réagir en se sentant insulté ou en tournant les choses en dérision (« C’est utopique, le monde des bisounours, un truc de beatnik » etc.). Ca peut aussi représenter une menace pour d’autres catégories de travailleurs/travailleuses qui tout en étant peu épanoui.es résistent au changement, comme pour ne pas quitter la proie pour l’ombre.

J’ai entendu ces réactions et elles ont nourri encore ma réflexion sur l’importance du « comment » changer, aussi fondamental que le changement en soi.

 

Martin Meissonnier : Comme vous le savez, j’ai participé à EVE cette année et j’ai été impressionné par la qualité des interventions qui montraient toutes que la question des femmes au travail croise toutes les questions urgentes et importantes de notre époque : du développement économique au bien-être individuel en passant par l’évolution des mentalités, la paix dans le monde, l’environnement, la réduction des risques etc.

J’ai regardé mon film avec un autre œil après EVE : j’ai constaté qu’il y avait effectivement peu de femmes parmi les personnes que j’avais filmées. Pourtant, les femmes sont la moitié de l’humanité, elles travaillent, elles sont de plus en plus nombreuses à des postes à responsabilité… On ne peut plus continuer à ne pas voir les femmes !

Surtout qu’en menant mes recherches pour donner une suite au Bonheur au Travail qui soit spécifiquement consacré aux femmes, j’ai découvert que ce que l’on prend pour un éternel immuable, à savoir qu’elles soient écartées de certains espaces de responsabilité et de visibilité, ne s’inscrit pas dans un continuum historique. Il faut savoir qu’au Moyen Âge, en l’en 1300, les femmes comptaient pour 70% des professeur.es et 40% des chirurgiens.nes ; elles avaient des responsabilités dans les organisations religieuses, tous les noms de métier étaient féminisés… Après ça, on a 5 siècles d’oppression qui commencent avec l’Inquisition (3 millions de femmes sacrifiées pour avoir seulement exercé la liberté de contrôler les naissances, ce que l’on savait déjà faire au Moyen Âge), se poursuivent avec la colonisation et l’esclavagisation et se renforcent avec le capitalisme.

Maintenant, il faut en sortir : continuer l’histoire au XXIè siècle en rompant avec cette habitude qui n’a rien à voir avec le progrès de traiter les femmes moins bien que les hommes.

 

Eve le blog : Comment envisagez-vous la trame de ce film consacré au travail des femmes ?

Martin Meissonnier : Comme je l’ai fait pour Le Bonheur au travailje veux emmener le spectateur voyager dans des exemples inspirants

Des exemples d’hier, comme par exemple, celui des femmes du Moyen-Âge dont je vous ai parlé, celui de femmes britanniques qui ont inventé le télétravail dans les années 1960 ; des exemples d’aujourd’hui et qui préfigurent demain comme la façon dont les start-uppeuses créent de nouveaux terrains de jeu pour faire ce qu’elles veulent et réinventer l’entrepreneuriat.

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE. Avec la complicité d’Anne Thevenet-Abitbol (Directrice éditoriale et artistique du programme EVE) et Carla Salvain (assistante de production Campagne Première)