C’est quoi la « valence différentielle des sexes » ?

Eve, Le Blog Egalité professionnelle, Leadership

Dans le prolongement de notre hommage à l’anthropologue Françoise Héritier disparue le 15 novembre 2017, le webmagazine vous propose un décryptage d’une notion majeure de sa pensée de la mixité : la « valence différentielle des sexes ».

 

 

 

Valence, vous avez dit « valence » ?

« Valence » est aux origines une notion du lexique de la chimie. C’est la mesure des propriétés de substitution, saturation ou combinaison d’un élément. Les atomes sont des associations de molécules qui répondent à des règles d’interactions que l’on pourrait vulgairement décrire ainsi : selon le nombre et les qualités de « crochets » de chaque molécule, elles « s’accrochent » (ou pas) les unes aux autres pour composer un élément complexe.

La science psycho-sociale emprunte cette métaphore dans les années 1960 pour appréhender ce qui, chez les individus, fait attraction ou répulsion pour un objet, un sujet, une situation… Telle une molécule, chacun.e de nous évolue avec des caractéristiques et des points de vue qui le disposent à ressentir des émotions positives ou négatives dans tel ou tel contexte et à se ressentir en plus ou moins grande capacité à établir des interactions favorables et à trouver une place satisfaisante dans un environnement donné.

 

De quelles façons le « masculin l’emporte sur le féminin »

Françoise Héritier parle pour la première fois de « valence différentielle des sexes » en 1981, dans un ouvrage intitulé L’exercice de la parenté, qui porte sur les systèmes d’alliance familiale. A savoir les règles socialement construites qui organisent l’union de nature conjugale d’une femme et d’un homme : qu’en attendent les familles, qu’y projette la communauté/la société, qu’est-ce que ça implique de distribution des rôles et des fonctions au sein des foyers mais aussi dans ce que l’on appelle l’espace public, qu’est-ce que ça induit pour l’éducation des futures générations ?

Héritier fait le constat que toute cette organisation place le masculin en son centre et répond à l’intérêt d’une prévalence sociale des hommes : de la loi salique qui purement et simplement écarte les filles de l’héritage à une vision des droits des femmes comme des concessions qui leur sont faites (prière de remercier pour les « progrès » !), en passant par l’usage des femmes comme « valeur d’échange » (dans une perspective esclavagiste pure et simple, mais aussi de façon symbolique dans leur assimilation à un argument de vente — comme dans certaines publicités — ou à des marqueurs de richesse et puissance — comme, par exemple, quand on dit d’un homme « bon vivant » qu’il aime « les bons vins, les montres de luxe et… les femmes »). Au final, Héritier établit l’hypothèse d’une « forme de contrat entre hommes » (qui les dépasse individuellement, s’entend) pour préserver une hiérarchie des sexes en leur faveur.

 

La « valence différentielle des sexes » contre « la domination masculine » ?

Mais pourquoi, alors, Françoise Héritier crée-t-elle un concept alors que depuis plusieurs années déjà a été forgé celui de « domination masculine » que notamment son confrère anthropologue Maurice Godelier a choisi d’employer pour évoquer la hiérarchie des genres et que plus tard Pierre Bourdieu reprendra à son compte?

La réponse est du côté d’un structuralisme moins systémique et surtout moins marxiste chez Héritier que chez d’autres intellectuel.les des années 1970 qui veulent dupliquer l’idée de lutte de classe aux rapports de genre, en suggérant l’idée d’une guerre des sexes de facture similaire à la relation inégalitaire et conflictuelle qui oppose classes bourgeoises dominantes et classes laborieuses dominées. Mais ce qui fait échouer la transposition de la lutte des classes vers la lutte des sexes, c’est une dimension unique du rapport de genre : la reproduction.

Pour Françoise Héritier, la construction hiérarchique qui place le féminin sous le masculin procède de la nécessité pour les hommes de prendre le contrôle de ce qu’il leur est impossible sans passer par le corps d’une femme : se reproduire. « Parce que les hommes n’enfantent pas directement avec leur propre corps, alors que les femmes enfantent des filles et des garçons, ils ont fait en sorte que les corps féminins soient à leur disposition. » disait-elle en 2016.

La domination masculine est ensuite l’expression de tous les moyens et de toutes les formes de cette mise à disposition : limitation des libertés des femmes, insécurisation dans l’espace public, écarts de traitement, résistance à l’autonomisation (financière, et pas seulement) des femmes, sexisme et essentialisation systémique etc.

Aussi, Héritier ne contestait pas la domination masculine mais la regardait plutôt comme le résultat de la « valence différentielle ».

 

Nous n’avons pas la même valeur

L’essentiel de ce que décrit Françoise Héritier se joue sur le terrain symbolique, en particulier dans les sociétés contemporaines occidentales qui donnent l’apparence d’une libération des femmes accomplie et d’une égalité en progrès. Mais seulement l’apparence, car la différence d’appréciation de la valeur du féminin et de celle du masculin est loin d’être dissoute.

Pour le comprendre, il faut observer que ce qui se rapporte culturellement au masculin est plus valorisé (financièrement comme symboliquement) que ce qui est attribué au féminin. Ce qui fait que pour une femme, c’est valorisant d’aller vers un métier dit « d’homme », comme une forme d’ascension sociale, mais c’est l’inverse pour un homme qui s’oriente vers un métier dit « de femme ».

Une asymétrie qui permet en partie d’expliquer qu’on parvienne, avec détermination et en y mettant les moyens, à accroître la mixité dans les filières majoritairement masculines tandis que l’on n’avance quasiment pas d’un pouce en matière d’augmentation du nombre d’hommes dans les filières majoritairement féminines.

 

Quel symétrique pour « garçon manqué » ?

Traditionnellement, on appelle une fille qui va vers le masculin un « garçon manqué » (l’adage populaire complète « c’est à dire une fille réussie », ce qui en dit long…). La désignation de « garçon manqué » est ambiguë pour la femme qui l’endosse en ce que d’un côté, cela souligne une trahison de son genre (avec tout le bagage suspicieux qui fait cortège : elle est possiblement « pire qu’un mec », premier reproche adressé à une « reine des abeilles ») ; mais d’un autre côté, cela indique un tempérament audacieux, fonceur, appétent au risque, plein de panache… Même coûteuse, la valorisation par l’adoption des codes masculins est plutôt félicitée chez les femmes.

La symétrique n’existe pas pour les hommes : celui qui va vers le « féminin » n’est pas nommé comme l’est « la fille garçon manqué », à moins que ce ne soit par l’a priori sur son orientation sexuelle exprimé avec un mépris qui flirte volontiers avec l’insulte homophobe. Dans la valence différentielle des sexes, la femme qui n’endosse pas (toute) la féminité peut gagner en valeur ; l’homme qui n’endosse pas (toute) la masculinité est dépréciée.

 

Abolir la valence différentielle pour autoriser femmes et hommes à être pleinement elles-mêmes/eux-mêmes

C’est bien un frein socio-culturel à « l’être soi » authentique que cette valence différentielle des sexes actionne, obligeant les hommes à être « des hommes, des vrais », selon les codes traditionnels de la masculinité et condamnant les femmes à être moins que des hommes si elles s’inscrivent dans les codes traditionnels de la féminité sans pour autant gagner en reconnaissance si elles empruntent les codes de la masculinité. Ceci amène à deux types d’action nécessaires :

1/ axer la lutte contre les stéréotypes non tant sur leur élimination (car c’est assez illusoire, ainsi que l’explique notre intervenant Patrick Scharnitzky) que sur la neutralisation de leurs effets valorisants/dévalorisants.

2/ reporter l’appréhension de la valeur des individus (traditionnellement évaluée par des critères objectivés et/ou inconscients de confirmation aux attentes) sur la valorisation de leur authenticité et de leur potentiel à developper une diversité intérieure (c’est à dire une agilité à jouer de tous les codes et sur tous les registres en fonction des contextes). Cela implique bien sûr de la part des organisations de vraies politiques d’inclusion autorisant chacun.e à être soi-même pour donner le meilleur de son potentiel au collectif.

 

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE