Nicole Abar, la femme qui fait de l’égalité un sport pour tous

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C’est l’une des intervenantes les plus appréciées et les plus applaudies du séminaire EVE, dont elle est devenue un pilier, après deux participations consécutives.

Chaque année, quand elle prend la parole sur la scène d’Evian, les rangs frémissent d’émotion, comme vibrent les tribunes d’une grande rencontre sportive. Chacun-e ressort ensuite littéralement « contaminé-e » par l’énergie débordante de cette femme à l’intelligence acérée, à la sincérité magnifique et à la générosité rare.

Après avoir eu le bonheur de l’interviewer pendant plusieurs heures, lors du dernier séminaire EVE, nous avons voulu brosser son portrait.

 

 

La colère du « sale petit mouton frisé »

Elle a longtemps cru qu’elle était un « sale mouton frisé ». 

Nicole Abar est née française d’un père algérien. Donc d’un père « français, puisqu’on était en 1959 ». Et d’une mère italienne, qui a pris la nationalité française par amour.

Mais dans les années 1960, à Toulouse, les écoliers sans pitié ne s’y sont pas trompés : à ses « beaux cheveux noirs et très frisés », ils ont évidemment repéré les origines maghrébines de la petite Nicole. Il n’en faut pas davantage, surtout dans les temps tourmentés qui suivent les accords d’Evian (!), pour qu’elle fasse l’expérience douloureuse du racisme

 

Nicole Abar a grandi dans la France des temps tourmentés suivant les accords d’Evian

« Du plus loin qu’elle s’en souvienne », elle a croisé des regards dévalorisants et essuyé des remarques désobligeantes sur son « type ». A trois ans déjà, elle avait conscience de sa différence sans encore en comprendre le pourquoi. Si elle n’avait pas encore les mots pour le dire, ses émotions « négatives » étaient parlantes : la colère l’habitait. Aujourd’hui elle comprend : « C’est tristement humain, cette colère quand on se sent mal aimée », s’excuse-t-elle pour l’enfant rageur qu’elle a été. 

Mais à la maison, à l’époque, le leitmotiv, c’est « On ne se fait pas remarquer ». Pas question d’être vindicative, donc. Ni de faire la mariole dans la cour de récré. 

Nicole adopte alors une position de guerrière retranchée. Insoupçonnable et irréprochable : « très bonne élève, polie, appliquée », le tablier bien propre et bonjour-à-la-dame. Parfois, la colère ressurgit, mais elle est aussitôt rentrée. Nicole devient timide, « ultra-réservée ».

 

Le « onzième » sans qui personne ne peut jouer 

Elle a onze ans et demi quand la famille Abar déménage dans la banlieue de Toulouse, aux abords du célèbre quartier du Mirail.

Au béton et au goudron du centre ville succèdent des espaces verts, un gymnase et un terrain de football.

Elle se promène souvent, seule, au fil des pensées qui rythment son pas. De temps en temps, elle fait une pause et s’assied sur le bord du terrain de foot. Des petits garçons s’entraînent. Problème : ils ne sont que 10. Le coach la hèle : Eh! toi, le petit là-bas (« il me prend pour un garçon! »), viens donc par ici, on s’en fiche que tu ne saches pas jouer, tu es juste là pour faire le onzième.

Tout un symbole : elle est « une fille a qui on fait une place parmi les garçons parce que sans elle, il leur manque quelque chose, sans elle, ils ne peuvent pas jouer! »

En piste, donc. « Et là, miracle! », elle est douée : elle marque des buts, et pas qu’un peu. Paf! Paf! Paf! Dans la cage, encore dans la cage et re-dans la cage.

« D’invisible, je deviens éblouissante! » dit-elle, dans un regard aussi brillant d’émotion que si la scène avait eu lieu la veille. Eblouissante ET indispensable. Pas question pour l’entraîneur de laisser filer ce petit génie du ballon rond : rendez-vous la semaine suivante, même heure, même endroit.

Quand les capitaines de chaque équipe choisissent les joueurs, ils se battent pour avoir Nicole dans la leur. Qu’elle soit une fille les laisse indifférents, puisqu’elle a du talent. Qu’elle ne parle jamais en dehors du terrain n’a pas d’importance car quand elle joue, « elle est le jeu, elle est le ballon, elle est le foot »! Quand elle marque, on l’applaudit, on l’acclame, on l’admire, on l’aime et… « Qu’est-ce que c’est bon! »

 

« Regarde papa, la Marseillaise sonne pour moi! Ce pays a besoin de moi pour gagner »

A l’époque, le foot féminin n’a pas la cote d’aujourd’hui. A vrai dire, c’est presque une non-discipline et aucun équipement n’est adapté à la morphologie des filles : pas facile de trouver des crampons pour pieds fins en pointure 36 et « le talon de la chaussette lui arrive au milieu du mollet » puisque, faute de tenue de foot prévue pour les filles, elle a enfilé celle des garçons.

Bientôt atteinte par la limite d’âge de pratique en mixité, Nicole rejoint une équipe féminine. En 1974, le championnat de France féminin renait*. Toujours aussi efficace en attaque, elle est pré-sélectionnée en équipe de France, en 1977. La Dépêche du Midi fait sa une sur elle. Elle rougit. « Je suis timide, j’ai peur », se souvient celle qui, à 17 ans, prend le train pour la première fois pour se rendre en stage à Vichy.

 

30 ans avant le « black, blanc, beur » du Mondial 1998, la petite fille de père algérien entend la Marseillaise sonner pour elle.

Elle est retenue en équipe de France pour sa première sélection contre l’Angleterre à Longjumeau : « J’entends la Marseillaise, moi, le sale petit mouton frisé, j’entends la Marseillaise qui sonne pour moi et j’ai envie de dire : Papa, regarde, ce pays a besoin de moi pour gagner! »

Après le premier championnat de France, elle va vivre le premier championnat d’Europe, en 1980. Enfin, l’Union Européenne de Football crée une compétition féminine à l’instar de celles des garçons. Elle restera ainsi dix ans en équipe de France, additionnant les buts et raflant les victoires. Huit titres de championne de France, rien que ça! 

 

Employée des PTT le jour, footballeuse professionnelle les soirs et week-ends

Mais de quoi vit-elle pendant tout ce temps? Pas du foot! A l’époque, pour une footballeuse de son niveau, pas de rémunération ni de prime de match. En équipe de France, c’est 150 francs par convocation en stage ou en sélection.

Alors, elle travaille le jour et s’entraîne les soirs et joue les week-endsPendant ces années de fac (en sociologie politique), elle est caissière dans une grande surface. En 1980, elle passe un concours de catégorie C pour entrer aux PTT. On lui propose un poste de standardiste. Elle qui ne voit désormais que le bon côté de toutes choses regarde cette expérience avec un certain amusement : « Disons que j’ai eu beaucoup de liberté d’esprit pendant mes cinq ans passés à répondre au téléphone. J’ai passé mon temps à lire ». 

Quand elle se sent prête, elle passe et réussit du premier coup un concours de catégorie A. La voilà inspectrice du service départ courrier à la Poste, avec cent personnes sous sa responsabilité. Elle donne pleine satisfaction, mais elle a changé de position sociale, et « émotionnellement, ce n’est pas si facile à assumer ». Sa chance : elle comprend les métiers, donc les employés la respectent. Elle a aussi le sens pratique, elle travaille vite et « en mode gestion de projets » : elle organise, elle met en place des process, elle innove pour sécuriser la qualité de service et gagner en productivité. 

Et bien sûr, elle crée au passage l’équipe féminine de l’AS PTT de Paris où elle se découvre une nouvelle vocation, celle d’entraîner « 90% de femmes qui n’avaient jamais joué au foot de toute leur vie ». Son employeur est reconnaissant pour cet engagement et il accepte de la libérer quand elle doit répondre à ses convocations en équipe nationale.

 

Madame Telecom des JO d’Albertville

Arrivent les Jeux Olympiques d’Albertville.

France Telecom cherche un inspecteur pour gérer la campagne de recrutement « mission JO 92 ». Elle se porte candidate, mais son directeur fait barrage.

Ah bon?

Pour la première fois, elle déroge à ses habitudes de politesse et de respect du protocole et sollicite un rendez-vous auprès de l’Inspecteur Général de tout le service. Il écoute la passion de Nicole pour le sport, il entend sa détermination. Elle plaide sa cause et convainc. La voilà embauchée! 

Elle fait ses bagages pour Albertville, avec sa lettre de mission à l’intérieur : recruter mille personnes pour faire tourner France Telecom pendant les Jeux. « C’est génial, mais je bosse 20 heures par jour et comme je joue toujours au foot à Paris, je passe ma vie dans les trains de nuit pour mener toutes mes vies! » 

Elle prend conscience de son potentiel, de sa force de travail et explose professionnellement. Mais elle découvre aussi qu’elle a tendance à oublier que tout le monde n’a pas la même énergie qu’elle. Alors, elle se fixe un nouveau challenge : devenir un bon manager. C’est à dire garder le même plaisir à travailler beaucoup, à chercher à se dépasser tout en préservant la ressource la plus précieuse dans le travail : les humains. « Parce qu’on est responsable de l’intégrité de ceux qu’on manage. Etre un leader, c’est endosser la responsabilité économique et humaine d’un projet, dans son ensemble. »

 

« Embauchez des incompétents, ils sont excellents! »

Après les JO, elle a un « crédit » de 7 mois de vacances : il faut dire que pendant 3 ans elle n’a pas pris un jour de congés! Pas question de rester sans rien faire pour autant. Elle s’envole pour San Francisco : elle y perfectionne son anglais et passe deux diplômes.

De retour en France en 1993, elle réintègre France Telecom : on lui offre un poste de responsable de la communication commerciale à Lyon. Elle n’y connait rien et « c’est génial! il n’y a pas mieux que d’être incompétent, vous avez tout à apprendre, vous posez les bonnes questions, vous inventez de nouvelles solutions… Je le dis à tous les DRH que je croise, ici, au séminaire EVE, donnez leur chance à des personnes « a priori » incompétentes : elles peuvent vous surprendre… Et s’avérer excellentes! ». 

L’expérience professionnelle l’enchante mais, après un projet aussi grisant que l’organisation des JO d’Albertville lors duquel elle a pris la conscience et la mesure de ce dont elle est capable, elle aspire un poste à la dimension de ses ambitions. Pour redonner une impulsion à sa carrière, elle décide de retourner vivre à Paris. Pour cela, elle est prête à assumer une régression provisoire et même, dit-elle dans un éclat de rire, « à prendre un poste de dame pipi à Montparnasse ». Ce sera finalement un poste de responsable de l’administration des ventes au service des grands comptes, qui la conduira ensuite à un poste de chef de projets systèmes d’information chez France Telecom.

 

La coupe du Monde de 1998 : parce que… C’est le foot!

La coupe du Monde de 1998 arrive en France.

Comme pour Albertville, elle veut y participer, d’une façon ou d’une autre. Elle postule pour entrer dans l’équipe d’organisation interne des événements au sein de France Telecom.

On lui rétorque que ce n’est pas le moment de partir dans quelque chose d’aussi spécifique, elle est en pleine ascension de carrière, de très beaux jours l’attendent dans le milieu professionnel, elle ne peut plus se permettre d’emprunter des chemins de traverses…

Elle coupe court : « Oui, d’accord, mais là, c’est le foot ». C’est le foot, sa passion, alors tant pis si elle renonce à un parcours linéaire (sa carrière jusqu’ici a-t-elle jamais suivi aucune voie toute tracée, de toute façon?). Elle part donc à la Coupe du Monde. 

 

L’affaire du Plessis-Robinson : « j’ai pris une bordée d’injures sexistes de la part du maire et j’ai décidé de ne pas me laisser faire »

A la même époque, le scandale du Plessis-Robinson éclate : « On ne va pas trop revenir dessus dans le détail puisque j’ai fini par gagner mon procès, mais en deux mots : en 1996 le club du Plessis-Robinson a refusé d’accéder à la demande des féminines de construire un projet d’accession au niveau de compétition national. Le club préférait miser toute son énergie pour faire accéder l’équipe masculine au niveau de compétition régional. »

En juin 1998, toutes les licenciées féminines sont exclues du club. Un procès s’ensuit, qui va durer cinq ans. Après une première décision défavorable aux féminines, la cour d’appel de Versailles condamne le club de football pour discrimination sur le genre, faisant jurisprudence française et européenne.

En parallèle de la procédure judiciaire, le maire de la ville, interpellé en séance publique du conseil municipal sur cette affaire, répond par un flot d’injures homophobes et sexistes dirigées contre Nicole Abar. Elle décide de ne pas se laisser faire et attaque l’élu pour injures publiques.  

L’affaire est médiatisée.  Les chiennes de garde apportent leur soutien. Elle reçoit aussi un coup de fil de la Ministre des Sports Marie-George Buffet qui lui offre bientôt de rejoindre son cabinet en tant que chargée de mission « femmes et sport »

 

Fière de son bac + 5

Au Ministère, elle est comme un poisson dans l’eau. Au sein de sa famille : le sport. Au cœur des enjeux qui lui tiennent à coeur : égalité et mixité. Et puis, elle touche enfin du doigt son rêve : faire du sport son métier.

Mais en 2002, la majorité change. On lui demande alors de réintégrer France Telecom. Ce grand groupe en phase de mutation ne l’a pas attendue. Elle préfère passer le concours du professorat de sport. Le réussit haut la main. Elle espère un poste à la Fédération Française de Football comme cadre technique. Mais le procès du Plessis-Robinson ne lui a pas valu que des amis : la FFF ne veut pas d’elle. 

Sans poste à la sortie de son stage, elle cherche du travail à Toulouse, « chez elle ». Elle entre à la Direction Régionale Jeunesse et Sports de Midi-Pyrénées. Au passage, elle passe un nouveau concours de Conseiller Technique et Pédagogique Supérieur (CTPS) et pour valider son année de stage, s’inscrit en master 2 de droit du sport à Marseille. C’est de la formation continue  : elle travaille à Toulouse et fait des allers et retours à Marseille pour suivre les cours.

De son bagage universitaire, même tardif, elle est légitimement fière : « j’ai un bac + 5 et je suis la seule personne de ma famille à avoir un diplôme du supérieur ». 

 

Liberté aux joueuses et « Passe la balle »

Ce dont elle est aussi infiniment fière, c’est de l’association Liberté aux joueuses qu’elle a créée pour promouvoir le sport féminin et combattre les stéréotypes sexistes à l’école et sur les terrains de sport. 

Peu après l’affaire du Plessis-Robinson, elle a fait paraître une grande tribune aux accents du Lincoln Memorial : « J’ai rêvé« **. Elle a rêvé d’un autre sport, d’un sport qui « irriguerait le  tissu social des valeurs d’une société progressiste : dignité, respect, solidarité et partage », d’un sport qui non seulement intégrerait la mixité dans ses règles du jeu mais en ferait un exemple pour toute la société. Un sport qui serait aussi le formidable vecteur de l’évolution des mentalités.

Nicole sait rêver. Elle sait aussi faire de ses rêves une réalité en marche.

Dont acte : elle fonde Liberté aux joueuses et se met aussitôt au boulot. Parmi les multiples actions de l’association, un projet lui tient plus particulièrement à cœur : « Passe la balle ». Avec les membres de l’association, elle intervient en milieu scolaire pour apprendre aux petits garçons à partager mieux l’espace des cours de récréation.

 

Nicole Abar avec Marisa Guevara, lors d’EVE 2012

Aux petites filles, elle démontre qu’elles peuvent envoyer la balle plus haut, plus fort et plus loin qu’elles s’en croient a priori capables. « Oui, c’est ça, je les forme dès la maternelle au leadership au féminin! » dit dans un rire radieux la femme avec laquelle nous avons décidé de clore en beauté le grand chantier sport que nous avons ouvert en juillet dernier, à la veille des Jeux de Londres.

 

A suivre, notre nouveau chantier : les femmes du numérique.

 

Marie Donzel

 

 

* Le championnat de France de football féminin, appelé aussi Division 1 a été créé en 1919 par la Fédération des sociétés féminines sportives de France. Il a disparu en 1932 avant de renaître en 1974 sous l’impulsion de la Fédération Française de football. 

** A cette époque, elle écrit aussi pour soutenir les femmes afghanes

 

 

A lire aussi, nos meilleurs billets du « chantier sport » du blog EVE :

Notre compte-rendu de l’intervention de Nicole Abar lors d’EVE 2012

La lettre que Nicole Abar nous a adressée après la visite de Najat Vallaud Belkacem dans une école maternelle où elle fait vivre le projet « Passe la balle »

Notre interview de Fabienne Broucaret, auteure de Sport féminin, le dernier bastion du sexisme?

Notre interview d’Alexandra Zivy, events & brand experience managers en charge de la Danone Nations Cup et la Danoners World Cup

Notre billet sur « les mercredis du hand » de la RATP

Notre bilan des JO de Londres sous l’angle de l’égalité femmes/hommes