Au concours d’entrée à l’ENA, pourquoi les écrits sont-ils plus « faciles » que l’oral pour les femmes?

Eve, Le Blog Actualité, Dernières contributions, Développement personnel, Egalité professionnelle, Leadership, Rôles modèles

Le logo de l’ENA

Depuis le 2 octobre, l’Ecole Nationale d’Administration, fleuron des grandes écoles à la française, a une directrice : la diplomate Nathalie Loiseau.

Elle n’est pas la première femme à obtenir ce poste que la conseillère d’Etat Marie-Françoise Bechtel a précédemment occupé, de septembre 2000 à décembre 2002.

Mais une importante mission attend Nathalie Loiseau : féminiser les effectifs de l’école qui voit chaque année sortir de ses rangs la grande majorité des leaders politiques nationaux et des fonctionnaires internationaux, de très nombreux dirigeants d’entreprises et d’influents intellectuels.

 

Insuffisamment de candidates?

 

 

 

A l’ENA, la sous-représentation des femmes parmi les étudiants n’est pas un questionnement nouveau. On sait qu’elles sont moins nombreuses à se présenter au concours d’admission : c’est vrai dans une certaine mesure pour le concours externe ouvert aux diplômées de l’enseignement supérieur (les femmes représentent 45% des candidatures), mais c’est criant pour le concours interne (ouverts aux fonctionnaires justifiant de 4 années pleines de service : ici, elles ne représentent plus que 39%) et pour la troisième voie (ouverte aux actifs du secteur privé justifiant 8 années d’activité : là, elles représentent moins de 30%).

 

La suppression de la limite d’âge à 35 ans en 2009 aura sans doute des effets : les femmes qui cumulent vie professionnelle intense et vie familiale avec des enfants en bas âge devraient être moins découragées de préparer le concours et de s’y présenter.

C’est une avancée que de nombreuses trentenaires désireuses de se présenter au concours interne ou à la troisième voie saluent : tant que la limite d’âge était en vigueur (repoussée d’un an par enfant à charge), nombreuses étaient celles qui retardaient un projet de maternité pour passer l’ENA ou renonçaient à passer l’ENA de peur de délaisser leurs enfants pendant la préparation du concours et les années de scolarité à Strasbourg.

 

 

45% de femmes sur la ligne de départ, plus que 30% à l’arrivée

 

 

Mais une autre question que celle du nombre de candidates au concours se pose. Mediapart s’est procuré le rapport de Bernard Debry sur le recrutement des énarques de 2006 à 2010. Il en ressort que si 45% de femmes se présentent au concours externe, il n’y en a plus que 30% qui sont admises à l’arrivée.

 

 

Moins douées? Moins travailleuses? Moins concentrées? Plutôt l’inverse de tout ça, à en croire les témoignages des enseignants de prépa qui entraînent toutes ces « bêtes à concours » et notent, comme on l’entend souvent des leaders féminines, que les candidates sont consciencieuses, organisées, bosseuses, brillantes. Une constante confirmée par François-Antoine Mariani, responsable pédagogique du Master Affaires publiques de Sciences-Po Paris, autrement appelé Prep’ENA, qu’a interrogé par Mediapart.

 

 

Eliminées à l’oral

 

 

Mais alors quoi? Sont-elles moins adaptées à ce concours que leurs collègues masculins? Ne répondent-elles pas comme il le faudrait aux attentes du jury, le jour du concours? Le rapport que cite Mediapart révèle que l’écrit écarte effectivement un peu plus de femmes que d’hommes : elles sont 38,75% d’admissibles quand elles étaient 44,58% de candidates au concours externe. Mais c’est après l’oral surtout, que la représentation des femmes chute! Elles perdent 8,5 points dans les statistiques à la sortie du Grand O. Que s’est-il passé lors de cette épreuve reine qui doit distinguer les personnalités à fort potentiel, repérer les vrais talents, dénicher les leaders véritablement charismatiques, et plus seulement les bûcheurs capables de produire de très sérieuses notes de synthèse?

 

 

Notes exécrables ou excellentes pour les hommes, notes moyennes pour les femmes

 

 

En étudiant les relevés des notes à l’oral, le rapporteur Debry, cité par Mediapart, remarque que les hommes et les femmes ne sont visiblement pas logés à la même enseigne par le jury : les premiers récoltent soit des notes excellentes soit des notes exécrables, ce qui leur offre soit le ticket d’entrée dans l’école soit une élimination automatique ; les secondes reçoivent des notes moyennes. Comme si elles ne bouleversaient pas le jury. Les témoignages recueillis pas Mediapart disent qu’on les trouve souvent trop « timides » quand ce n’est pas à l’inverse un peu trop « autoritaires ».

Cette « timidité », cousine de la légendaire politesse des femmes rechignant à se mettre en avant, à affirmer leur confiance en elle, à oser être elles-mêmes et se faire valoir, est au coeur de la problématique du leadership féminin. Nous nous accordons avec Mediapart et les dirigeants de l’ENA à y voir la vraie cause des résultats décevants des aspirantes énarques à l’oral, davantage qu’une forme de machisme caractérisé chez les jurés.

 

 

 

Les femmes trop peu habituées à faire la démonstration de leur force de caractère?

 

 

Une énarque de la troisième voie que nous avons nous-même contactée explicite ce que représente le Grand O pour tous les candidats en général et pour les candidates en particulier. « C’est une épreuve très impressionnante, il y a une vraie pression, on a le sentiment que tout va se jouer à ce moment précis. C’est un gros sacrifice de préparer l’ENA. L’année où je l’ai préparé, j’ai mis ma carrière en stand-by, ça m’aurait coûté cher si j’avais échoué, mes revenus ont évidemment chuté, j’ai révisé jour et nuit, j’ai passé des week-ends à m’entraîner et toute une année sans vacances. Quand je suis entrée dans la salle du Grand O, j’avais le sentiment que j’allais jouer tout cet investissement personnel en quelques dizaines de minute. »

Sur l’attitude du jury, elle dit : « Je ne m’attendais pas à une conversation amicale, évidemment, je savais qu’on me poserait des questions difficiles, je m’attendais à des pièges… J’y étais préparée. Etre face à ce jury, c’est dur, mais on sait ce qu’on a à faire… Il faut réunir toute son énergie, toute sa confiance en soi. Réunir toute sa confiance en soi est un challenge pour tous, mais pour nous les femmes, ce n’est pas dans nos habitudes, on a un vrai effort à faire de ce côté-là.  »

 

 

Quid de la composition du jury?

 

 

 

De notre côté, même si nous croyons assurément à la nécessité pour les femmes d’oser être elles-mêmes, s’affirmer et exprimer leur confiance pour réussir un concours aussi sélectif, nous nous sommes aussi interrogé-es sur la composition du jury et sur la personnalité de son Président. Sur ce point, l’ENA distille l’information au grand public avec une certaine discrétion.

Une énarque du concours interne nous signale que la seule promotion parfaitement paritaire, celle de 2005, a été celle qui a eu pour Présidente du jury Madame Hélène Gisserot, procureure générale honoraire près la Cour des Comptes, notoirement investie dans les problématiques d’égalité.

Une preuve s’il en est que la personnalité du Président ou de la Présidente a son importance et que la présence au jury de personnalités ouvertes aux questions de diversité est un vrai levier.

 

 

 

 

Des critères d’évaluation flous qui privilégieraient les hommes?

 

 

L’école est aussi pointée du doigt pour sa circonspection en matière de critères d’évaluation. Ceux-ci sont définis par le jury lui-même. Dans les rapports du jury, diffusés a posteriori (donc par définition inutilisables pour les candidat-es au cours de leur préparation), le « sens du service public » cotoie les « capacités d’adaptation » et la « force d’âme » ou « la capacité à entraîner ». C’est suffisamment vaste pour laisser place à une large part de subjectivité.

Ce qu’on cherche sans conteste, à l’ENA, ce sont des leaders. Encore faut-il avoir interrogé la conception admise du leader. On ne peut que s’interroger sur l’effet de prophétie auto-réalisatrice : si la figure la plus courante du leader est un homme, alors il y a fort à parier que les qualités qu’on attend d’un leader se rapprochent de certains critères de virilité.

 

 

 

 

Pour recruter plus de femmes à très haut potentiel, il faudra donc avoir davantage de modèles féminins de leadership. Le serpent se mord la queue. A moins que, en même temps que les femmes feront l’effort attendu d’elles de s’affirmer davantage, on ose en parallèle agir de façon positive et volontaire pour valoriser en amont leurs qualités…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Marie Donzel