Du label « Egalité » à GEEIS : pour une culture mondiale de l’égalité professionnelle

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Entretien avec Cristina Lunghi, Présidente-Fondatrice d’Arborus.

 

Cristina Lunghi est fondatrice et Présidente d’Arborus, un fonds de dotation pour l’égalité professionnelle en France, en Europe et partout dans le monde. Elle est à l’origine de plusieurs labels de référence : le label Egalité Professionnelle (certifié par AFNOR) et les labels GEES et GEEIS (certifié par le Bureau Véritas).

Témoin privilégiée de l’émergence du sujet de l’égalité et de sa maturation dans les mondes politiques et économiques au cours des vingt dernières années, elle a accepté de nous raconter son propre parcours et de nous livrer sa vision pionnière et d’avenir d’un monde qui cesserait de se priver du talent et de l’énergie des femmes.

Rencontre.

 

 

 

Eve le blog : Bonjour Cristina, vous êtes une figure très repérée dans l’univers des questions d’égalité femmes/hommes. Depuis quand vous intéressez-vous à ce sujet?

Cristina Lunghi : Depuis toujours. J’ai eu la chance d’avoir une grand-mère extraordinaire, l’une des premières femmes agrégées de philosophie en France ; et une mère professeure qui avait elle aussi le goût d’apprendre et de transmettre, de s’ouvrir sur le monde, de réfléchir en profondeur sur les choses. Elles avaient toutes les deux une vision très intelligente de la condition des femmes : elles portaient la conviction que les études et le travail sont les premiers leviers de l’autonomie ; elles articulaient la question de la liberté avec celle de la dignité, ma grand mère, considérait par exemple que l’apparence n’a rien d’une question futile mais témoigne du respect de soi… Elles refusaient de voir les femmes en victimes mais les percevaient au contraire comme pleines d’énergie, ayant énormément à donner.

Très jeune, je me suis posée cette question clé : pourquoi de toute cette énergie, de toute cette force, de toutes ces ressources qu’ont les femmes, le monde s’en prive?

 

 

Eve le blog : Pensiez-vous alors déjà faire de la promotion de l’égalité et du leadership des femmes un métier ?

Cristina Lunghi : J’ai fait mes études dans les années 1980. A l’époque, l’égalité femmes/hommes n’était pas le sujet de recherches à part entière qu’il est aujourd’hui. Ce n’était pas non plus un thème pour le monde de l’entreprise qui y voyait tout au plus un chapitre du code du travail. C’était plutôt une affaire militante et que, même aujourd’hui, le milieu politique « généraliste » s’est peu appropriée. Autrement dit, le métier d’expert-e de l’égalité n’existe pas encore (rire)!

Je me suis orientée pour ma part vers des études de droit qui m’ont amenée, après un doctorat, à travailler pour le groupement des mutuelles d’assurances et à publier pour les éditions JurisClasseur la chronique des assurances en Europe. En me familiarisant jour après jour avec le fonctionnement des institutions européennes, j’ai découvert le passionnant métier de lobbyiste et j’ai créé, en 1993, ma propre société de conseil en stratégie.

Là, j’ai fait l’expérience du sexisme ordinaire : j’étais une jeune maman et certain-es avaient l’air de trouver surprenant que je m’engage dans un travail aussi prenant alors que j’avais un bébé à la maison ; ou bien au moment de négocier les tarifs de mon intervention, on me parlait des revenus de mon conjoint, comme si ça entrait en ligne de compte dans l’appréciation de la valeur de mon travail. Et puis, un jour, je suis tombée dans un bureau à Bruxelles sur un poster du palmarès des pays en matière d’égalité femmes/hommes. La France y figurait en avant-dernière en Europe, juste avant la Grèce. Ce fut le déclic : le pays des droits de l’homme, celui dont la Déclaration sert de modèle au monde entier, c’est en fait le pays des droits des hommes. Pas des droits des hommes ET des femmes.

 

 

Eve le blog : Après avoir eu ce déclic, que faites-vous?

Cristina Lunghi : Je crée Arborus, en tant qu’association loi 1901 dont la mission sera de promouvoir les femmes dans la prise de décision, en oeuvrant notamment à transformer les systèmes d’organisation de façon à ce que pour commencer, ils permettent aux femmes d’accéder aux postes de responsabilité.

Dans la foulée, je contacte Martine Aurillac, la Députée-Maire de mon arrondissement, car je veux organiser un colloque à l’Assemblée Nationale sur la place des femmes dans la citoyenneté européenne. Elle m’a aidée à mobiliser des femmes politiques (c’est la période des « Jupettes » qui vont d’ailleurs bientôt, après seulement quelques mois au gouvernement, en être exclues), tandis que de mon côté, j’invitais des dirigeantes d’entreprise. J’avais déjà la conviction qu’il fallait faire travailler l’univers politique et économique main dans la main sur ce sujet. Que pour avancer, il faudrait faire évoluer en même temps les cadres législatifs et les pratiques, le public et le privé.

 

 

Eve le blog : Et à la suite de ce colloque…?

Cristina Lunghi : Ce colloque a eu trois conséquences. Premièrement, il a mis le sujet sur le tapis dans la vie politique française quand on a compris que nommer des femmes pour dire qu’on a nommé des femmes ne suffirait pas et qu’il faudrait agir bien plus en profondeur pour faire accepter leur légitimité. Deuxièmement, ce colloque a permis d’ébaucher un réseau de femmes d’influence ayant en commun une expérience des difficultés pour réussir au plus haut niveau, que ce soit en politique (et quel que soit le parti) ou dans la vie économique. Troisièmement : une prise de conscience que ce n’est pas un petit thème de société sur lequel chacun donnera son avis comme ça lui vient, mais que c’est une vraie question qui a besoin d’être solidement expertisée…

Et c’est ce dernier point qui m’a valu d’être consultée dans les mois et années qui ont suivi par de nombreuses personnalités (de Ségolène Royal à Nicole Ameline en passant par Lionel Jospin) tandis que la loi sur la Parité voyait le jour, qu’un rapport était remis au Premier Ministre sur la féminisation des noms de métiers, que le dispositif de lutte contre les discriminations professionnelles était réformé…

 

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Eve le blog : Nous voilà au début des années 2000. La prise de conscience a eu lieu. Mais tout reste à faire…

Cristina Lunghi : Oui, entre 1995 et 2000, la question des droits des femmes a rapidement gagné en maturité. On a compris que les femmes ne sont pas des victimes et que la problématique de leurs droits ne s’arrête pas aux affaires familiales ou à la protection contre les violences, mais que ça passe aussi par leur leadership et donc, pour commencer, par l’égalité professionnelle effective.

En 2001, les premières missions égalité professionnelle sont créées. Je réponds à un appel d’offre important pour un projet pilote dans la grande distribution. Pour cela, je crée une structure de conseil dédiée. Je travaille depuis à 100% sur les questions d’égalité.

En 2003, la Ministre Nicole Ameline lance une série de consultations d’expert-es pour faire avancer l’égalité dans le monde de l’entreprise. Je lui parle de l’idée de créer un « label égalité pro » pour placer le sujet de l’égalité sur le terrain de la qualité mesurable et non plus dans l’ordre de la bonne volonté des un-es et des autres. Ameline est très séduite et me charge de la mise en place de ce label pour le Ministère. En juin 2004, le label, certifié par AFNOR, est inauguré à Matignon en présence des dirigeants des 10 premières entreprises du CAC 40. Dans la foulée d’une cérémonie de remise des trophées du label égalité, nous créons le Club du Label Egalité pour réunir les entreprises labellisées afin de favoriser le partage des bonnes pratiques.

 

 

Eve le blog : Aujourd’hui, 10 ans après sa création, le label Egalité est une vraie référence en France…

Cristina Lunghi : Le label est effectivement devenu rapidement une référence pour toutes les organisations françaises désireuses de conduire une stratégie performante d’égalité en se fondant sur des outils d’évaluation fiables. Plus d’une cinquantaine de groupes et collectivités en sont aujourd’hui titulaires.

Mais très vite, les entreprises qui ont fait la démarche de labellisation m’ont poussée à aller plus loin : au-delà d’un seul label franco-français, elles ont d’emblée aspiré à une certification européenne, puis internationale, capable de les doter d’outils de pilotage efficaces pour en faire de l’égalité une réalité effective partout où elles sont implantées. En 2010, j’ai donc créé le Fonds de dotation Arborus pour l’égalité professionnelle en Europe et la même année, nous avons, en partenariat avec le bureau Véritas, lancé GEES, le premier label européen de l’égalité. Trois mois plus tard, nous l’attribuions à 6 grandes entreprises (ndlr : dont nos partenaires Orange et L’Oréal).

Cette année, nous franchissons encore une nouvelle étape avec GEEIS : notre outil d’évaluation et de certification est désormais international. 9 pays sont en cours de labellisation : Australie, Brésil, Canada, Danemark, Finlande, Hong Kong, le Mexique, le Nigéria et la Norvège.

 

 

Eve le blog : D’énormes progrès ont indéniablement été faits depuis une quinzaine d’années… Mais la partie est-elle pour autant gagnée?

Cristina Lunghi : Moi qui travaille depuis 20 ans sur l’égalité femmes/hommes, je peux effectivement témoigner des progrès accomplis. Et pas des moindres : le monde politique s’est emparé du sujet, les entreprises en ont fait un élément de leur stratégie et construisent des pratiques qui font bouger les lignes… Mais ce n’est pas une surprise pour vous si j’annonce qu’il y a encore beaucoup de travail, n’est-ce pas?

Car malgré les efforts sincères et les actions efficaces des un-e-s et des autres, il s’exprime de vraies résistances à la culture de l’égalité. Je m’inquiète même de remontées très hostiles à cette culture.

 

 

Eve le blog : Tout changement provoque des réactions, éventuellement conservatrices. N’est-ce pas le signe même que les choses sont vraiment en train de bouger?

Cristina Lunghi : Bien sûr, on peut considérer que quand il y a de la réaction, c’est qu’il y a en face de l’action, que des ordres établis sont dérangés et qu’il est normal qu’ils se défendent. Mais je crois qu’on ne peut pas se contenter de croire à un mouvement inéluctable de l’égalité dont les détracteurs ne seraient plus agressifs que parce qu’ils pensent avoir perdu. Ce n’est pas vrai : les opposants à l’égalité femmes/hommes ne sont pas défaits. Mais ils trouvent peu de contradicteurs, car le débat intellectuel est à mon sens insuffisant pour mettre efficacement à mal leur mauvaise foi, les postulats erronés sur la féminité et la masculinité qui leur permettent de séduire encore avec des idées dépassées.

Les chiffres des inégalités, les lois et les pratiques pour y remédier ne suffisent pas : il faut que chacun-e comprenne de quoi on parle, pourquoi c’est fondamental, en quoi on a toutes et tous intérêt à l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour cela, il faut de la vision, de la culture, de la réflexion. J’en appelle aux intellectuel-les de tous horizons pour qu’ils soient nos « phares » de Baudelaire et qu’ils fassent ce travail exigeant et nécessaire d’éclairage du débat citoyen, afin de nous aider toutes et tous à être plus intelligent-e-s, à mieux comprendre notre monde aujourd’hui et ce qu’il sera demain, avec les hommes et avec les femmes qui le composent.

 

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE.

Avec la complicité de Stéphanie Oueda (L’Oréal)

 

 

Lire aussi : 

 

– Notre focus sur la labellisation de l’égalité chez L’Oréal

– Notre billet consacré à l’obtention par SNCF du label « égalité pro »

– Notre interview de Réjane Sénac, experte de la parité, auteure de L’invention de la diversité

– Notre rencontre avec Ingrid Bianchi, co-fondatrice et Présidente de l’Association Française des Managers de la Diversité