Catherine Vidal, neurobiologiste : « Ce ne sont pas les cerveaux qui pensent, décident ou gouvernent, ce sont les personnes qui possèdent ces cerveaux! »

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Catherine Vidal est neurobiologiste. Depuis plusieurs années, elle est régulièrement invitée, sur de nombreux plateaux et dans diverses tables rondes, à s’exprimer sur les liens réels ou supposés entre sexe, genre et cerveau.

Celle qui bat inlassablement en brèche tous les clichés sur une « nature » qui interdirait aux femmes de s’orienter dans l’espace et aux hommes de faire plusieurs choses à la fois, nous a chaleureusement accueillies quand nous lui avons proposé une interview.

 

 

Programme EVE : Bonjour Catherine Vidal. Vous êtes neurobiologiste, spécialiste internationalement reconnue d’une science dite « dure », mais vous vous êtes emparée depuis plusieurs années d’une question à la croisée de nombreuses autres disciplines : le cerveau a-t-il un sexe ? Comment en êtes-vous venue à vous pencher là-dessus?

Catherine Vidal : En tant que chercheuse en neurobiologie, j’ai travaillé sur de nombreux thèmes de ma discipline : les mécanismes de la douleur, la mémoire, les effets du virus du sida sur le cerveau, les maladies neuro-dégénératives… Mon métier, c’est la recherche fondamentale : il s’agit de faire des expériences en laboratoire pour vérifier des hypothèses, dans des conditions précises et avec une méthode scientifique, afin que les résultats puissent être considérés comme concluants. C’est important de le rappeler, parce que vous verrez que ce qui m’a précisément amenée à pousser la recherche sur le cerveau et le sexe, c’est le défaut de rigueur scientifique des études qui exploraient le sujet il y a encore quelques années.

Par ailleurs, j’ai toujours été curieuse des rapports entre la science et la société. Ces rapports vont dans les deux sens : la science se traduit dans des réalités sociales mais la société influence aussi la science. Et quand vous travaillez sur le cerveau, c’est encore plus vrai.

Enfin, j’ai toujours fait beaucoup de conférences destinées au grand public, car je suis convaincue que ça fait pleinement partie du métier de chercheur de communiquer sur ses travaux. Il se trouve qu’il y a une quinzaine d’années, on m’a demandé de faire une conférence sur un sujet que je n’avais jusqu’alors pas abordé : le cerveau a-t-il un sexe ?

 

Programme EVE : Donc, c’est en préparant cette conférence que vous avez démarré l’immense travail de recherche que l’on sait sur ce thème?

Catherine Vidal : Ma première démarche pour appréhender le sujet a été de collecter les publications de recherche scientifique, essentiellement en langue anglaise, autour de ce thème. Et là, je suis tombée sur l‘article d’un chercheur américain qui comparait les cerveaux d’hommes, de femmes et d’hommes homosexuels. Ce papier montrait une différence de moins d’1/10ème de millimètre entre les cerveaux des hommes d’une part et ceux des femmes et des hommes homosexuels d’autre part. Cette différence est minuscule car elle correspond à une centaine de neurones comparativement aux 100 milliards de neurones de notre cerveau. Néanmoins l’auteur de l’étude concluait à la démonstration d’une base biologique de l’homosexualité. Il faut réaliser que la parution de cet article en 1991 se situait dans un contexte particulier aux Etats-Unis. A cette époque, la communauté homosexuelle cherchait à faire valoir son statut de minorité dans le but d’obtenir la prise en charge des traitements contre le sida par les pouvoirs publics. J’ai voulu aller voir de plus près dans quelles conditions cette expérience avait été menée : j’ai commencé par découvrir qu’elle avait été faite sur une population d’environ 20 personnes (ce qui est évidemment trop peu), et que les hommes homosexuels dont le cerveau avait été étudié à l’autopsie étaient tous morts du sida. Or, pour avoir travaillé sur les effets de ce virus sur le cerveau, je savais que cette maladie produit des lésions cérébrales. En d’autres termes, l’article manquait grandement de rigueur scientifique. Pourtant, il avait trouvé sa place dans les colonnes de la très sérieuse revue Science.

J’avoue, j’ai eu un choc, qui a ébranlé la scientifique en moi : comment pouvait-on donner autant de crédit à un travail aussi peu sérieux? Et quand j’ai lu d’autres études sur le sujet du cerveau et du sexe j’ai souvent retrouvé les mêmes types de failles dans les méthodologies. Là, j’ai senti que je mettais le doigt sur un point fondamental et qu’au-delà de la question du sexe du cerveau, c’est bien celle de l’idéologie dans la science qu’il s’agit de débusquer.

 

Programme EVE : En l’occurrence, de l’idéologie, il y en a beaucoup quand on parle de masculin et de féminin… 

Catherine Vidal : Il y a surtout beaucoup de stéréotypes. Les femmes n’auraient pas le sens de l’orientation mais elles seraient multitâches et douées pour la communication. Quant aux hommes, ils auraient la bosse des maths et seraient naturellement doués pour la compétition. L’idée sous jacente est que les cerveaux des femmes et des hommes seraient câblés différemment et cela depuis la naissance. Cette vision fixiste du fonctionnement du cerveau est en totale contradiction avec les progrès des connaissances sur la « plasticité cérébrale ». Notre cerveau fabrique en permanences de nouvelles connexions entre les neurones au gré des apprentissages et des expériences vécues. Rien n’y est à jamais figé ni programmé à la naissance.

Or malgré toutes ces évidences, l’idée d’un déterminisme inné des différences cognitives entre les sexes est toujours vivace. Dans ce contexte, je considère comme un devoir de m’engager auprès du grand public pour lutter contre les stéréotypes sexistes, à la lumière des progrès des connaissances scientifiques.

 

 

Programme EVE : L’enjeu, c’est donc de rétablir la vérité scientifique mais c’est aussi de permettre aux individus, quel que soit leur sexe, de prendre conscience de toutes les potentialités de leur cerveau?

Catherine Vidal : Le concept de plasticité cérébrale apporte un éclairage neurobiologique fondamental sur les processus de construction sociale et culturelle de nos identités de femmes et d’hommes.

C’est l’interaction avec l’environnement familial, social, culturel qui va orienter les goûts, les aptitudes et contribuer à forger les traits de personnalité en fonction des modèles du féminin/masculin donnés par la société. Cependant, les filles et les garçons n’adoptent pas tous ni tout le temps ce système de normes. De plus, tout n’est pas joué pendant l’enfance. A tous les âges de la vie, la plasticité du cerveau permet de changer d’habitudes, d’acquérir de nouveaux talents, de choisir différents itinéraires de vie. C’est ce message optimiste et scientifique que j’ai envie de transmettre.

 

Programme EVE : Pourtant, vous aurez noté comme moi que les théories de Mars & Vénus et du cerveau droit/cerveau gauche persistent et rencontrent un grand succès dans l’opinion…

Catherine Vidal : Parce que tout le monde se pose cette question fondamentale de savoir ce qui nous fait homme ou femme, à la fois si semblables et si différents. C’est une vraie question qui vient nous interroger en permanence, dans presque tous les aspects de notre existence, au travail, dans notre vie privée, notre vie affective. Longtemps, la réponse a été donnée par les dogmes religieux. L’évolution de la société vers la laïcité explique qu’on cherche de nouvelles raisons à ces différences et que se développent de nouvelles croyances. D’ou l’importance de donner au grand public les moyens de se forger un esprit critique à la lumière des connaissances scientifiques mais aussi philosophiques , historiques, sociologiques….

 

Programme EVE : Comment expliquer le succès des théories psychologiques pseudo-scientifiques?

Catherine Vidal : Certains « psychologues » peu scrupuleux tiennent des discours d’apparence scientifique pour expliquer par exemple à des couples qui ne s’entendent pas, que l’origine de leurs problèmes vient en fait de leur cerveau. Le même type d’argumentaire est de plus en plus utilisé pour expliquer les difficultés des relations interpersonnelles en général, y compris au travail.

Cela revient surtout à déplacer des responsabilités collectives (le poids des normes et des structures sociales, les contextes difficiles, les tensions subies par tous) vers une responsabilité individuelle : « si vous n’y arrivez pas, c’est que votre cerveau n’est pas fait pour ça. »

 

Programme EVE : Mais ça va aussi avec une vraie mythologie du cerveau, non? Il exerce une incroyable fascination collective, cet organe-là!

Catherine Vidal : Le cerveau est partout aujourd’hui. Le « neuro » envahit tous les domaines: la neuro-économie, la neuro-éducation, la neuro-gymnastique, et même la neuro-justice. Cette mode pour le cerveau pose problème car elle tend à réduire les individus à leur cerveau, c’est à dire à une machine chimique et électrique qui guiderait leurs conduites. Cette vision réductrice met de côté la dimension psychique de la personne humaine qui s’inscrit dans une histoire à la fois individuelle, sociale et culturelle. Prenons garde aux descriptions simplistes : ce ne sont pas les cerveaux qui pensent, décident ou gouvernent, ce sont les individus qui possèdent ces cerveaux .

 

Programme EVE : Vous vous engagez activement pour diffuser le savoir scientifique. Diriez-vous que vous êtes une « scientifique militante »?

Catherine Vidal : Je m’engage sur plusieurs fronts. D’abord, à travailler avec mes collègues des autres disciplines, telles que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, la philosophie. Tous ces domaines de recherches s’accordent avec la neurobiologie pour montrer que le sexe biologique ne suffit pas à faire une femme ou un homme.

Ensuite, je m’engage à défendre une éthique dans la production des savoirs scientifiques.

Diffuser une information scientifique de qualité vers le grand public fait partie de la Charte des Chercheurs. Nous avons un devoir d’échange, de partage et de restitution à la société de nos travaux. C’est un travail indispensable pour donner au public les outils d’analyse pour remettre en question les croyances populaires et les préjugés conservateurs face aux progrès de la science du 21eme siècle.

Je mène ce travail de vulgarisation à travers des livres, des conférences et des interventions dans les medias. Il y a aussi des scientifiques qui animent des blogs de grande qualité sur le web. Vous connaissez allodoxia ? C’est un observatoire critique de la vulgarisation scientifique remarquablement bien documenté, intelligent, argumenté et très bien écrit. Allez voir…

 

 

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel, avec la complicité de Barbara Bod du Crédit Agricole

 

 

 

Références :

Catherine Vidal, Hommes, femmes, avons-nous le même cerveau? – Le Pommier, coll. « Les petites pommes du savoir », 2012

Catherine Vidal, Les filles ont-elles un cerveau fait pour les maths? – Le Pommier, coll. « Les petites pommes du savoir », 2012

Catherine Vidal, Le cerveau évolue-t-il au cours de la vie? – Le Pommier, coll. « Les petites pommes du savoir », 2010

Dir. Catherine Vidal, Féminin/Masculin, mythes et idéologies – Belin, coll. « Regards », 2006

Catherine Vidal, Cerveau, sexe et liberté – Gallimard CNRS, 2007

Catherine Vidal & Dorothée Benoît-Browaeys, Cerveau, sexe et pouvoir – Belin, coll. « Regards », 2005