Un concept à la loupe : le « complexe d’imposture »

Eve, Le Blog Développement personnel, Egalité professionnelle, Leadership, Rôles modèles

 

« On me propose le job de mes rêves, mais c’est pas le moment, je ne suis pas prête…« , « J’ai envie bien sûr de passer directrice, mais je crains que mon autorité ne soit pas acceptée… Et si je me plante, je vais être la risée de tout le Groupe« , « Tu sais que juste avant mon rendez-vous chez le DRH, j’ai refait ce rêve horrible, celui où j’ai tout oublié (y compris de m’habiller), le jour de l’oral du bac?« .

Prétextes à la « j’voudrais ben, mais j’peux point » bons à décourager tout-e direction des ressources humaines cherchant à promouvoir les femmes? Pas si sûr! Les femmes sont si nombreuses à se sentir submergées par le doute sur leurs capacités au moment où se présente une opportunité de prendre des responsabilités (et même quand elle les exerce) que ça prend l’ampleur d’un phénomène… Que les psychologues du travail appellent « le complexe d’imposture ».

 

Après « le Syndrome de la Schtroumpfette« , « l’Effet Matilda« , « Le Plafond de verre« , votre rubrique « Un concept à la loupe », s’intéresse au « complexe d’imposture », notion récurrente du discours sur les freins invisibles au développement de la carrière des femmes.

 

 

« Je postulerai quand j’aurai toutes les compétences… Ou presque!« 

Tout ouvrage récent sur le leadership au féminin évoque cette asymétrie de comportement qui fait qu’une femme attendrait « d’avoir entre 80 et 100% des compétences » pour postuler à un job quand un homme « se contenterait de 50 à 60%« .

Les chiffres avancés varient d’une étude à l’autre, mais la réalité qu’ils décrivent parle aussi bien aux postulantes qu’aux recruteur-es, les unes reconnaissant qu’elles ont besoin de se sentir bardées de « compétences reconnues » pour être « crédibles«  au moment d’accepter de nouvelles responsabilités et les autres exprimant leurs difficultés à convaincre des femmes de se jeter à l’eau quand une mission d’envergure leur est proposée.

Il y a là comme un paradoxe de la confiance en soi : à force vouloir de se sentir toujours plus armé-e pour relever un défi, on ne se sent jamais suffisamment prêt-e pour cela… Et le train de passer, sans que l’on monte à bord, restant à quai convaincu-e que si l’on « rate » si souvent les opportunités, c’est bien qu’on doit quelque part manquer de capacités. Prophétie auto-réalisatrice, quand tu nous tiens!

 

 

Une usine à auto-censure

En cause dans ce gâchis de potentiel humain, les psychologues Pauline Clance et Suzanne Imes ont les premières accusé « le syndrome de l’imposteur« .

Dans un article de la revue Psychotherapy : Theory, Research and Practice, paru en 1978, elles décrivent la fâcheuse tendance des femmes à se saborder aux étapes-clés de leur progression, faute de pouvoir s’appuyer sur de solides fondations de confiance en soi quand elles doivent prendre le pari de leur réussite future et non faire seulement le bilan de leurs expériences passées :

 

Tendance à l’auto-dévaluation (« quand je fais les comptes, j’ai échoué plus souvent que je n’ai réussi« ),

Surestimation des facteurs exogènes de ses succès (« je ne me dois pas grand chose, j’ai surtout eu de la chance« ),

Culpabilité prégnante (« je ne veux pas piquer la place de quelqu’un de meilleur« ),

Sévérité excessive à l’égard de soi comme des autres (« Je ne supporte pas la médiocrité, la mienne encore moins que celle des autres« ) confinant au perfectionnisme intransigeant (« Je ne montrerai rien de mon travail tant qu’il ne sera pas zéro défaut… Et tant pis si je ne dois jamais rien montrer du tout, du coup« ),

Peur de l’échec (« si je me plante, je ne vais pas m’en remettre« ) et de l’humiliation (« je vais me ridiculiser si je ne suis pas à la hauteur« ).

 

Le « syndrome de l’imposteur » est une véritable usine à auto-censure qui produit moult mauvaises raisons de reporter le moment d’oser, voire de carrément y renoncer. Bref, c’est de la croyance limitante à l’état brut qui sculpte de bons gros blocs de méfiance intériorisée.

 

 

Ambiguïtés et culpabilités

Comme tout complexe, celui de l’imposteur-e a ceci de pervers qu’il contient ses propres ambiguïtés et entretient aussi ses propres motifs de culpabilité : on s’en veut d’être complexé-e autant qu’on se reproche d’avoir, croit-on, des raisons de l’être… Mais on se flatte aussi de sa propre modestie! Qui se pense insuffisamment à la hauteur tend certes à se dévaloriser encore en se constatant si malhabile à se faire valoir (« Je me déteste de manquer à ce point de confiance en moi« )… Mais aussi à se narcissiser en complimentant son humilité (« En même temps, je ne fais pas partie de ceux qui se survendent! J’ai l’honnêteté pour moi!« ).

 

Après tout d’ailleurs, pourquoi faudrait-il lutter contre un complexe qui n’en serait peut-être pas un, mais procéderait seulement d’une forme de lucidité débarrassée de prétentions? Parce que, si par malheur, le poste qu’on a refusé parce qu’on se sentait « trop juste » vient à échoir quelqu’un-e que l’on ne trouve pas meilleur-e que soi, le sentiment d’injustice est à son comble : « Quoi? J’ai passé mon tour parce que je me sentais insuffisant-e et c’est un-etel-le qui ne m’arrive pas à la cheville qui l’a décroché. Mais quelle… Imposture! »

C’est l’histoire (cruelle) de l’imposteur-e arrosé-e, en quelque sorte!

 

 

Seul-e responsable de son complexe?

Il y a bien dans le « complexe d’imposture » quelque chose qui a à voir avec l’orgueil. Sheryl Sandberg, dans Lean in!, n’hésitant d’ailleurs pas à qualifier de « déplacé » celui des femmes qui souffrent d’un autre complexe, celui de « la superwoman ». Ou quand les femmes s’imposent de pouvoir afficher une éclatante réussite en tout avant de mettre en avant leurs succès en quelque chose : « Si j’accepte une super promotion, on va bien sûr se demander quelle mère, quelle épouse, quelle amie je fais par ailleurs… Suis-je vraiment certaine de ne rien avoir loupé ?« .

En anticipant les exigences et la critique, on croit s’en mettre à l’abri… Mais l’on transforme surtout les signes d’une appréhension parfaitement normale chez quiconque est face à un challenge en prétextes pour contourner l’épreuve du vertige.

 

Mais trêve d’auto-flagellation! Car si effectivement, l’on peut et doit inviter les femmes à se fixer des critères raisonnables de reconnaissance d’elles-mêmes afin qu’elles puissent se fixer des objectifs ambitieux de déploiement de leur potentiel, on ne peut pas non plus renvoyer leurs « complexes » à leur seule responsabilité. L’environnement socio-culturel n’est pas sans entretenir certaines formes lancinantes de doutes sur leur légitimité de principe à briguer de hautes responsabilités… Jusqu’à parfois implicitement les en décourager.

 

 

La suspicion d’incompétence

En effet, le « complexe d’imposture » se renforce dans la persistance de certaines suspicions planant au-dessus des femmes qui expriment leur ambition et accèdent aux plus hautes fonctions. Du soupçon d’être une « femme-quota », placée là pour atteindre des objectifs de parité, à l’attente parfois démesurée qu’elle exerce un « meilleur » leadership et l’expression sans merci de la déception collective quand ce n’est pas le cas (« Merci, elle est pire qu’un mec!« ) en passant par l’exposition aux rumeurs parfois déplacées sur les motifs de sa progression entre autres remarques hors de propos sur son apparence ou son style, la femme qui réussit a parfois de bonnes raisons de se sentir scrutée… Voire carrément attendue au tournant!

 

Il y a là comme une latente menace de dénonciation d’imposture qui nourrit le doute, oblige à justifier incessamment de sa position et ne favorise pas particulièrement l’élan assuré vers la prise de risque.

 

 

Sortir du « complexe d’imposture »

Alors, comment se débarrasser d’un fichu complexe qui à la fois retient les femmes d’exprimer leur ambition et prive les organisations de talents freinés dans leur lancée ?

Au point de vue individuel, travailler sur soi pour « accepter » ses peurs sans se laisser paralyser par elles ni même « attendre d’en guérir«  (on lira à ce titre les conseils avisés de Christophe Deval et Sylvie Bernard-Curie, auteur-es de Vous avez tout pour réussir) et cultiver sa fierté en adoptant un regard juste sur soi (la maxime « Behind every successful woman is herself » aidera à remettre la chance à sa place et les soutiens dont on a bénéficié dans leur rôle).

A l’échelle du collectif, bâtir des environnements plus inclusifs et plus mixtes afin de considérer dans leurs diversités les personnes (pour que les femmes cessent d’être perçues comme des « curiosités » aux postes les plus haut placés), les compétences (pour que légitimité et crédibilité n’aient plus pour critères uniques et premiers les attributs traditionnels de l’autorité), les règles du jeu (pour ouvrir et multiplier les voies d’accès aux responsabilités) et les parcours professionnels (pour que l’éventualité de l’échec ne soit plus regardée en perspective tragique mais qu’elle soit enfin en vécue en opportunité de progresser et en « étape d’apprentissage » essentielle dans toute construction personnelle et professionnelle).

 

 

 

Marie Donzel, pour le blog EVE

 

 

Lire aussi :

 

Notre interview de la coach Valérie Rocoplan qui démine tous les pièges tendus aux femmes (y compris parfois par elles-mêmes) qui veulent faire carrière

Notre rencontre avec Olga Koenig, directrice open sourcing and career path de Danone, sur l’ouverture des voies d’accès aux responsabilités et la prise en compte des diversités de personnes et de parcours dans l’entreprise

Notre billet consacré à l’ouvrage Lean in! de Sheryl Sandberg

– Notre rencontre avec Christophe Deval et Sylvie Bernard-Curie qui proposent l’approche ACT pour apprendre à vivre et progresser avec ses « peurs », sans culpabilité ni attendre qu’elles disparaissent avant d’oser se lancer