Manspreading : incivilité ordinaire ou symbole d’une « lutte des places » ?

Eve, Le Blog Egalité professionnelle, Leadership

 

Dans le métro de Madrid, un nouveau picto s’affiche désormais aux côtés de ceux qui demandent aux voyageurs de laisser leur place aux personnes prioritaires, d’utiliser un casque pour écouter de la musique, de ne pas fumer ou de ne pas poser ses pieds sur les sièges : « respeta el espacio de los demás » dit la légende du dessin prohibant l’occupation de plus d’un siège par un bonhomme aux jambes largement écartées. Ainsi, après New York, Tokyo, Séoul, la capitale espagnole entend lutter contre le « manspreading ».

Mais de quoi s’agit-il exactement ? Est-ce une affaire d’incivilité ordinaire ou le témoin de comportements genrés d’occupation symbolique de l’espace public ? Comment commentateurs et commentatrices de divers horizons réagissent au mouvement actuel qui voit de nouveaux concepts de la lutte contre le sexisme prendre place à l’agenda des médias et des organisations ?

 

Mansplaining, manterrupting… and now, manspreading 

La notion de « manspreading » s’inscrit dans la lignée d’autres néologismes en globish construits sur le préfixe « man » et désignant donc une attitude réputée masculine.

Ainsi mansplaining (terme apparu en 2008) qualifie le comportement d’un homme qui explique à une femme ce qu’elle sait déjà, et éventuellement mieux que lui. C’est perçu comme une marque de condescendance paternaliste.

Manterrupting dénonce la tendance des hommes à couper la parole aux femmes (voir notre article complet). C’est souvent rapproché de la notion de bropropriating qui met en évidence la façon dont certaines hommes reprennent à leur compte des idées ou des formules bien senties qu’une femme a prononcé avant eux.

Manspreading désigne la façon qu’ont certains hommes de s’étaler dans un espace supposé partagé, entamant de ce fait la place des autres. La manifestation la plus évidente du manspreading, c’est la position des jambes largement écartées dans les transports en commun. Ce qui est vécu comme un envahissement de l’espace collectif mais aussi, pour certain.es, comme un comportement déplacé quand il conduit, dans les faits sinon les intentions, à empiéter l’espace vital (voire carrément coudoyer le corps) de sa prochaine ou son prochain.

 

 

Des cabales « anti-mecs » ?

La dénonciation de ces comportements par définition attribués aux hommes à travers le préfixe « man- » fait grincer certaines mâchoires. Il y aurait, selon certain.es, un prisme sexiste dans le fait d’assigner des incivilités à un genre.

Les mêmes de noter que le sans-gêne n’a rien d’un vice exclusivement masculin : sur les fils twitter d’hommes recevant les campagnes anti-manspreading comme une forme de harcèlement anti-mecs, fleurissent des photos de femmes qui se répandent elles aussi en posant leur sac à main sur le siège voisin. Reste à savoir si un sac, a priori inanimé, cause une gêne de même nature à un.e voisin.e qu’un corps humain. En pratique, est-ce aussi simple de suggérer à une personne de serrer les jambes que de lui demander si elle peut pousser ses affaires ?

 

 

Postures corporelles masculines et féminines dans l’espace public : un éternel débat nature/culture ?

Celles et ceux qui voient dans la lutte contre le manspreading une forme d’agressivité dirigée contre les hommes arguent aussi de différences physiologiques entre les sexes, desquelles procèderaient directement des postures corporelles différenciées. Les hommes seraient notamment moins à l’aise que les femmes pour croiser les jambes. Néanmoins, les ergonomes déconseillent à toutes et tous le croisement des jambes quand on est assis.e : c’est mauvais pour la circulation sanguine, pour les lombaires, pour le coccyx, pour le périnée, pour la digestion…

Mais alors pourquoi les femmes croisent-elles les jambes ? On invoque, avec l’historienne Christine Bard, les effets de l’habillement : jupes et robes imposeraient une certaine façon de se tenir assise pour préserver sa pudeur, et l’habitude en resterait même quand on porte le pantalon. Mais en miroir, on ne peut pas dire que la position jambes largement écartées d’un homme soit spécialement pudique. Nous aurions, femmes et hommes, des rapports différenciés à ce qui doit être caché de notre intimité dans l’espace public.

Pour l’universitaire, ce n’est donc pas seulement ce que l’on porte sur soi mais aussi et surtout ce que l’on transporte en soi, de vision de ce que comportement de femme/d’homme doit être dans l’espace public et de perception de ce que peut y être notre place, qui influe sur nos postures corporelles. Toute une culture encouragerait les hommes à conquérir l’espace tandis qu’elle soumettrait les femmes à l’obligation de s’y faire discrètes.

 

Espaces partagés ou espaces répartis?

Cette hypothèse d’attentes différenciées à l’égard des genres produisant des effets de ségrégation dans l’espace est explorée par de nombreux travaux de recherche sur les inégalités.

Ainsi, par exemple, ceux de la géographe Edith Maruéjouls, qui a observé et analysé l’occupation des espaces dans les cours de récréation : les garçons y occupent majoritairement la zone centrale, à des jeux spaciophages (jeux de balles, notamment) et les filles prennent les marges, en petits groupes restreints, pour des occupations économes en espace (corde à sauter, élastique, marelle) et peu bruyantes. Pour Nicole Abar, ancienne footballeuse professionnelle et experte des questions de genre dans le sport (ndlr : intervenante au Programme Eve), on trouve là à la fois les premières manifestations d’inégalités d’accès à l’espace collectif et la source d’une autocensure des femmes qui apprennent à voir les lieux d’action comme des terrains où elles ne sont pas naturellement chez elles, mais où elles devront être invitées ou devoir s’imposer.

Dans la même lignée, le géographe Yves Raibaud étudie la cartographie du genre dans l’espace urbain pour aboutir à des conclusions similaires : « les femmes occupent moins d’espace que les hommes dans la rue » et plus généralement dans la ville. Il pointe du doigt une éducation stéréotypée inculquant dès le plus jeune âge aux filles un devoir de se protéger des agressions tandis qu’elle valorise l’esprit de conquête chez les garçons ; mais aussi des politiques d’urbanisme qui privilégient l’investissement et l’allocation de ressources aux loisirs pratiqués en majorité par les hommes (2/3 de l’action publique en faveur des loisirs des jeunes, selon ses calculs), lesquels sont de surcroît plus gloutons en espace (terrain de sports co’, skate parks…).

Au final, l’espace qui est supposé partagé (la cour d’école, la rue, l’équipement citadin et on pourrait étendre jusqu’aux différents étages des locaux de l’entreprise) se révèle réparti : femmes et hommes y vivent et évoluent de façon subreptice en tension cohabitative davantage qu’en mixité.

 

Peut-on faire de la place sans laisser un peu de sa place ?

A ce stade de la réflexion, la question des enjeux soulevés par le manspreading prend d’autres dimensions que celle de la simple mise en cause d’une forme d’ordinaire incivilité. Et si s’y jouait le symbole d’une certaine « lutte des places », à l’heure où les droits et libertés des femmes sortent de la seule position de principe pour entrer dans le champ de l’effectivité ?

Car à côté des discours qui valorisent une égalité des genres bénéfique à toutes et tous, émergent aussi des signes d’anxiété chez certains hommes qui craignent pour leur place quand il est question de faire place aux femmes. Autrement dit, peut-on faire de la place sans abandonner en partie sa place ?

La réponse est dans l’image montrant la personne aux jambes largement ouvertes qui occupe tout son siège plus environ un quart de celui qui est à sa droite et un quart de celui qui est à sa gauche. En renonçant à ses écarts, cette personne ne sera pas chassée de son siège ni mise à terre, mais occupera sa pleine place, ni plus ni moins, en laissant à d’autres la possibilité d’investir à leur tour une pleine place dans l’espace commun. Dans le champ allégorique, cela signifie que le disempowerment que craignent certains hommes face à l’empowerment des femmes, n’est pas renversement des inégalités, mais seulement renonciation à une part excessive d’occupation des espaces concrets et symboliques.

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE