En débat : les crises rendent-elles visibles les invisibilisé·e·s ?

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Selon un récent sondage, 96% des Français·e·s ont une bonne opinion des soignant·e·s… Et sont 97% (soit 23 points de plus qu’avant la crise CoVid-19) à estimer que les acteurs et actrices du système de santé ne sont pas récompensé·e·s à la juste valeur du travail fourni et de l’utilité apportée à la société. Il a donc fallu une crise sanitaire majeure pour que l’opinion s’accorde de façon quasi-consensuelle sur la légitimité des besoins, de longue date exprimés par un corps de métier le plus souvent dans l’ombre.

A partir de ce constat, deux questions se posent :

1/ Est-ce que les crises favorisent réellement la mise en visibilité de tou·te·s les invisibilisé·e·s ?

2/ Est-ce qu’une fois les crises passées, celles et ceux qui ont été mis·e·s en lumière retournent dans l’ombre ou voient-ils/elles leur valorisation sociale s’inscrire dans la durée ?

Voici quelques éléments pour nourrir la discussion autour de ces deux interrogations.

Mise en visibilité ou héroïsation ?

On aurait assurément tort de regarder d’un œil maussade ou bien ironique les manifestations de reconnaissance de la population à l’endroit des soignant·e·s en cette période de crise. Chaque jour, ils et elles sauvent des vies sans compter leurs heures, leurs efforts, leurs sacrifices. Mais plus d’un·e refuse d’être considéré·e en « héros/héroïne ». Car ce qu’ils/elles font, c’est leur travail et ils/elles ne demandent qu’à le faire dans de bonnes conditions, sans qu’une crise vienne mettre crûment en évidence les difficultés qu’ils/elles dénoncent depuis longtemps. En quelque sorte, cela revient à dire : ce n’est pas d’un projecteur braqué sur moi quand tout le monde a peur dont j’ai besoin ; c’est de pouvoir bien faire mon travail tout le temps !

Les circonstances exceptionnelles ont tendance à fabriquer de l’exception… Et on ne le répètera jamais assez ici : l’exception n’est — par définition – pas ce qui fait la normalité et la légitimité. L’exception, c’est la rareté, le dépassement, le puisement dans les ressources ultimes, la performance hors du commun qui impressionne. C’est fascinant, l’exception, mais ça ne produit pas de modèles : ni de rôles modèles pour les individus ni de modèles de société viable hors période de haute tension.

La visibilité à l’épreuve de la mémoire courte ?

Le précédent des forces de l’ordre adulées après les attentats terroristes de 2015 interroge forcément la pérennité d’une mise à l’honneur circonstanciée par la peur. Les femmes et les hommes qui prirent des risques (manquant parfois d’équipements pour leur propre sécurité entre autres moyens d’assurer la mission) et s’épuisèrent pour certain·e·s  à protéger la population H24 7/7, virent-ils leur condition professionnelle véritablement se transformer et le regard social sur leur métier durablement évoluer ? Hélas non, si on en croit les conclusions d’un rapport d’enquête remis aux parlementaires à l’été 2019 qui pointait une dégradation constante et dramatique des conditions de travail des forces de l’ordre.

Chaleureusement remercié·e·s un jour, abandonné·e·s quelques mois plus tard à leur condition antérieure, voire à une situation empirée, est-ce la destinée de celles et ceux que les crises mettent à l’avant-scène ? A moins que l’on saisisse l’opportunité que représente une crise pour questionner en profondeur l’intérêt général et remettre au cœur des efforts de l’économie et de la société ce qui a de la valeur, en temps apaisé autant qu’en période chahutée.

D’autres invisibles sur-invisibilisé·e·s en temps de crise ?

Une question additionnelle vient aussi titiller les esprits : y a-t-il des invisibilisé·e·s que rien, pas même les crises aiguës, ne met en valeur, alors même que leur apport au collectif est essentiel ? Certes, on nous parle ces temps-ci des « femmes de ménage », aides-soignant·e·s, caissier·e·s de la grande distribution, éboueurs et éboueuses, agent·e·s de maintenance de nombreux services publics ou privés (distribution d’eau, électricité, gaz, d’accès à Internet et à la téléphonie…) mais il y a, dans le traitement médiatique qui leur est réservé, une curieuse asymétrie par rapport à d’autres métiers réputés plus « valorisés » : au lieu de leur donner la parole, on fait le plus souvent appel à des expert·e·s pour parler d’eux/elles… Et en parler en tant que corps social dans son entité, plutôt que comme individus incarnés, autonomes, portant une vision de leur fonction sociale et adressant éventuellement des besoins pour faire leur travail dans de bonnes conditions.

Visibilité ou valorisation ?

Il ne faudrait cependant pas donner l’impression, dans ce débat, que l’enjeu est (seulement) à prendre la une des médias… D’autant que l’on a constaté que celles et ceux qu’un contexte d’exception a mis dans la lumière en sont plus souvent qu’à leur tour ressorti·e·s sans avoir gagné en re-valorisation pérenne et en amélioration sensible de leur condition. Le fond de l’affaire est pourtant bien là.

Partant, si on n’obtient pas nécessairement de re-considération par la visibilité, peut-on l’obtenir sans visibilité ? L’une des questions à se poser, parmi tant d’autres, sur le « monde d’après », c’est aussi notre rapport à l’attention : qu’est-ce qui fait que nous nous intéressons à telle ou telle catégorie de population, tel ou tel secteur, telle ou telle cause ? L’urgence d’une part et la médiatisation d’autre part sont apparemment des réponses devenues insuffisantes. Tout est à ré-imaginer, y compris (et peut-pêtre avant tout) notre façon de regarder le monde…

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE