En débat : Pourquoi la non-mixité fait-elle polémique ?

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La non-mixité a refait surface dans l’actualité en mars 2021 lorsque le syndicat étudiant Unef a reconnu organiser des réunions contre le racisme réservées aux personnes directement concernées. En clair, des réunions où les Blancs n’étaient pas particulièrement invités. Le sujet est récurrent. On peut retenir les critiques émises sur la commission féministe de Nuit Debout, en 2016, où des ateliers étaient exclusivement féminins ; la même année, celles contre un camp d’été « décolonial » à Reims  ou l’organisation de Nyansapo, en 2017 à Paris,  un festival afroféministe dont plusieurs espaces étaient interdits aux Blancs.

Largement inspirés par les pratiques développées dans les universités américaines, les adeptes de la non-mixité font l’objet de fortes critiques en France, (mais parfois aussi aux Etats-Unis) car le concept oppose deux visions de la lutte contre les discriminations et heurte le principe d’égalité entre les individus, socle de l’universalisme républicain. Que l’on soit pour ou contre, le sujet crispe. Sans préjugés, faisons le tour de la question…

 

« Réservé aux femmes » ou « interdit aux hommes » ?

« La non-mixité est le fait, pour des groupes militants, de restreindre certaines de leurs réunions ou certains moments de réunions aux personnes qui partagent un même problème, une même discrimination », explique Julien Talpin, un chercheur en sciences politiques qui a étudié notamment l’émergence du mouvement américain Black Lives Matter.

Concrètement, les évènements non mixtes s’apparentent la plupart du temps à « des groupes de parole où les participants échangent en racontant quelle est leur expérience et ce pourquoi ils sont là. » Moins « interdits à » que « réserver à »… C’est une non-mixité choisie, et non subie, que l’on retrouve dans les mouvements féministes, anti-racistes, LGTB ou autres.  Mais aussi dans le domaine des soins, pour des thérapies de groupes par exemple, où des patients partageant un même syndrome ou une même addiction peuvent échanger et trouver de l’aide auprès de leurs pairs. Cela s’appelle d’ailleurs la « pairémulation », un terme créé en 1994. Le concept s’applique également à des problématiques sociales. Depuis 2009, l’association  ATD Quart Monde organise des ateliers qui réunissent des personnes dans des situations de pauvreté pour qu’elles puissent discuter en toute liberté et « produire des connaissances » afin de lutter contre les inégalités. C’est la méthode du « croisement des savoirs ».

L’entreprise n’échappe pas au mouvement. De nombreux réseaux de femmes sont apparus depuis quelques années, contribuant notamment à l’émergence d’un « leadership féminin », dans le sillage des différentes lois et initiatives pour une plus grande parité au sein du monde du travail.

Le programme Eve de Danone est un exemple intéressant. Pour aborder un certain nombre de problématiques telles que la gestion de carrière, le leadership, le plafond de de verre, etc., le programme s’est adressé initialement aux femmes, tout en intégrant quelques hommes au démarrage afin qu’ils comprennent mieux le ressenti d’un groupe minoritaire. Devant le succès du programme, de plus en plus d’hommes ont par la suite souhaité en faire partie. La (presque) non-mixité du départ au service d’une meilleure mixité à l’arrivée…

 

Un mouvement  qui remonte au… XVIII° siècle !

La Révolution française a inscrit le concept de liberté, d’égalité et de fraternité dans l’Histoire mais les révolutionnaires ne poussaient quand même pas l’idéalisme jusqu’à y inclure les femmes. A l’époque, il était entendu qu’elles n’avaient pas de rôle à jouer en politique et que leur place était à la maison. Celles, nombreuses, qui assistaient pourtant aux houleux débats des assemblées politiques étaient surnommées de manière péjorative « les tricoteuses ».  Puisqu’elles étaient exclues des organisations révolutionnaires, elles décidèrent de créer des clubs exclusivement féminins, non pas pour faire du tricot, mais bien pour commenter la politique, à défaut d’en faire. Et ça marche, puisqu’à partir de 1791, les femmes commencent à prendre une part active à la vie politique aux côtés des jacobins. L’euphorie ne dure guère. En 1793, les clubs féminins sont interdits.

Mais des avancées majeures pour l’égalité entre les deux sexes (mariage, divorce, autorité parentale…) ont été entérinées par les hommes de la Révolution, qui se sont cependant bien gardés d’en attribuer le mérite à leurs concitoyennes…

 

Des tricoteuses au MLF

Un bon siècle plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, des ouvrières américaines relancent le principe avec des syndicats exclusivement féminins, face à des patrons exclusivement masculins. Dans le milieu des années 1960, le mouvement afro-américain des droits civiques adopte lui aussi la non- mixité.

Au pays des droits « de l’Homme », c’est à l’occasion d’une autre révolution, celle du Mouvement de libération des femmes des années 1970, que celles-ci revendiquent à nouveau des espaces dédiés. Toujours inspiré par ce qu’il se passe aux Etats-Unis, la non-mixité s’appliquant aux problèmes raciaux fait également son apparition dans l’hexagone.

 

Un racisme à l’envers ?

 « Interdit aux Noirs », « Interdit aux femmes », « Interdit aux juifs »… les exemples de discriminations ne manquent guère dans l’Histoire et les opposants à la non-mixité s’appuient sur ces sinistres interdits pour rejeter un concept qu’ils estiment justement discriminatoire.  La Licra ou SOS-Racisme dénoncent ainsi une « dérive identitaire » et un « retour des classes sociales » à propos du festival Nyansapo, ce festival afro-féministe qui avaient exclus des Blancs de certains ateliers. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, parle lui de « pratiques contraires à la Constitution qui portent atteinte à la cohésion nationale » et porte plainte, en 2017, contre un syndicat, Sud Éducation 93, qui avait prévu d’organiser des ateliers de formation destinés aux enseignants, dont deux « en non-mixité ».

Bref, la non-mixité serait pour certains un facteur d’inégalité et d’encouragement au communautarisme, en contradiction totale avec les principes républicains d’égalité et d’inclusion. Aux Etats-Unis, la culture protestante d’une part et l’histoire spécifique de la discrimination raciale d’autre part, ont paradoxalement enraciné la légitimité de la non-mixité, qui ne fait guère l’objet de polémiques en tant que tel. Comme la discrimination positive, largement adoptée outre-Atlantique. Mais en France, les tenants d’une certaine orthodoxie républicaine n’en démordent pas : la non-mixité n’est pas un outil d’émancipation mais tout le contraire. Exclure ceux qui ne sont pas directement victimes d’une discrimination reviendrait à affaiblir un mouvement de protestation alors même qu’il devrait être l’affaire de tous. Une forme de racisme ou du sexisme à l’envers incompatible avec les valeurs de la République ou d’une certaine idée de l’égalité.

 

Contre les « boys clubs »

C’est un tout autre son de cloche que l’on entend du côté des militants de la non-mixité choisie.  Selon eux, le problème vient du fait que la non-mixité subie se retrouverait partout dans la société. Ils en veulent pour preuve les innombrables « boys club », ces groupes d’hommes généralement blancs et hétérosexuels qui entretiennent un entre soi dominateur au détriment, au choix, des femmes, des non-blancs, des non-riches, des non-hétéros ou même des non-valides (les handicapés). Cette discrimination se veut « naturelle » et néanmoins implicite puisqu’elle s’affiche rarement officiellement (en tout cas plus depuis quelques années). Résultat : les « dominés » doivent non seulement s’organiser mais aussi trouver des espaces où ils peuvent s’exprimer sans crainte, entourés de gens qui les comprennent vraiment.

La non-mixité, lorsqu’elle est choisie, est vécue a contrario comme résolument émancipatrice. La militante féministe Caroline De Haas racontait ainsi en 2016, sur son blog hébergé par Mediapart, que c’est lors d’une réunion sur les violences sexuelles de l’association Osez le féminisme où, ce jour-là, seules des femmes étaient présentes, qu’elle a pour la première fois évoqué publiquement le fait qu’un homme l’avait violée. Gwen Fauchois, ancienne présidente d’Act-up-Paris, rappelle aussi qu’: «Il ne faut pas perdre de vue que la non-mixité est aussi une source de plaisir. C’est une façon de construire des moments de rencontre qui échappent à la nécessité de faire de la pédagogie ou de la justification. Et qui permet aux personnes de se retrouver dans des complicités implicites. Il y a une dimension très joyeuse.»

 

Un outil d’affirmation et d’autonomie

La non mixité est également un outil politique : « Les avancées sociales ont été construites par des groupes en non-mixité qui ont formulé à la fois la déconstruction du discours dominant, sa critique et ont posé des solutions pour s’en sortir. Ils ont fait évoluer la société dans le sens de l’égalité », affirme Mathilde Larrère, historienne spécialiste des mouvements révolutionnaires.  «La non-mixité est un outil extrêmement utile pour construire des autonomies politiques et sociales. C’est un outil d’affirmation, de construction de diagnostics et de stratégie », renchérit Gwen Fauchois. 

Une analyse relayée par le sociologue  Alban Jacquemart: « Ceux qui s’opposent à la non-mixité n’ont en général pas l’habitude d’être limités dans leur accès à l’espace public ou à la parole. On confond un outil de lutte avec un projet politique: derrière cela, il y a la hantise d’un monde sans hommes, (ou d’un monde sans Blancs, NDLR). Mais il n’y a aucune contradiction entre la non-mixité et le ralliement des hommes au mouvement féministe. Car, en général, espaces mixtes et non mixtes coexistent. » Le sociologue remarque que ce choix n’est pas l’apanage des mouvements sociaux : « Dans les entreprises, on voit se créer des réseaux de femmes. Ils ne choquent pas, parce qu’ils ont un caractère plus lisse.»

 

Et pour les femmes entrepreneures, la non-mixité est-elle une solution contre les inégalités ?

La réponse est oui, si l’on en croit le rapport publié en octobre 2020 du Conseil économique, social et environnemental (Cese) qui fait une série de recommandations pour pallier les inégalités de genre dans le domaine de l’entreprenariat. Parmi elles : le renforcement des réseaux féminins et les réunions en non-mixité. « Il y a un réel besoin d’entraide et de soutien spécifique pour les femmes et donc un besoin pour des espaces non-mixtes, explique Eva Escandon, rapporteure de l’étude du Cese et elle-même cheffe d’entreprise, c’est une façon de se retrouver entre pairs et d’échanger plus librement. »  Les réseaux féminins sont aussi, d’après elle, de véritables tremplins pour s’intégrer au mieux dans les milieux majoritairement masculins.

Si ces solutions ne sont pas une fin en soit, ils sont, selon le Cese, « une étape essentielle » pour atteindre l’égalité hommes-femmes.