La sororité, miroir de la fraternité ? On en parle !

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On entend de plus en plus souvent parler de sororité. Le mot semble avoir remplacé la notion de « solidarité féminine », en même temps qu’il est investi par certain·e·s d’une charge militante, destinée notamment à questionner la place des femmes dans la fraternité. Mais alors, c’est quoi exactement, cette sororité qui parfois fait grincer des dents, aussi bien dans le camp des défenseur·e·s des droits des femmes que dans celui des avocat·e·s d’un universalisme réputé aveugle au genre ? On passe en revue les enjeux et les termes du débat.

De la sororité entendue comme une  « solidarité féminine »

L’existence d’ « intérêts communs » aux femmes en question

Par sororité, certain·e·s entendent une forme de soutien que les femmes se devraient les unes aux autres, en raison d’un vécu commun, d’intérêts partagés, d’une nécessité de dépasser de mêmes obstacles, voire de faire front face à de mêmes ennemis.

Mais est-ce qu’être femme suffit à avoir tout cela en partage avec les autres femmes ? Le penser revient à généraliser une « condition féminine », en faisant fi d’une part de la singularité des individualités et d’autre part d’une réalité sociologique qui montre qu’indiscutablement toutes les femmes n’ont pas le même vécu. Le genre est en effet traversé par les classes sociales, les classes d’âge, les variations culturelles et tous les autres marqueurs sociaux, ainsi que l’a mis en évidence l’autrice du concept d’intersectionnalité, Kimberlé Crenshaw.

La « rivalité féminine », mythe ou réalité ? 

Si l’on considère qu’il existe une diversité des conditions féminines, peut-on aller jusqu’à considérer qu’il existe aussi des rapports de domination entre les différentes « classes » de femmes ? Il y a là de quoi accréditer l’idée d’une « rivalité féminine », transpirant volontiers l’imagerie des crêpages de chignon et autres opinions toutes faites selon lesquelles « la femme est l’esclave de la femme » ou « il n’y a pas pire que les femmes entre elles ».

En réalité, les chiffres montrent que les femmes s’aident davantage les unes les autres que les hommes entre eux (Catalyst, 2012), ont 2 fois moins de pratiques s’apparentant au harcèlement moral que les hommes (même si dans tous les cas, les personnes harcelées sont pour 2/3 des femmes – Workplace Bullying Institute, 2021) et que les « ambiances de nana » causent globalement moins de souffrance au travail que les « ambiances de mecs » (British Columbia, 2019).

De l’absence de « rivalité essentielle » à la « solidarité naturelle » ?

S’il n’y a rien d’essentiel (au sens de biologiquement assigné) qui définisse une quelconque rivalité entre femmes, il n’y a pas non plus de solidarité qui émerge naturellement quand des femmes se rassemblent. Pas plus qu’il n’y a de fraternité immédiate.

En effet, la solidarité est une construction anthropologique, ainsi que nous l’apprennent les travaux de Maurice Godelier : nous faisons « sociabilité » par conscience d’intérêts dépassant les besoins individuels et le seul objectif de survie et reproduction de l’espèce. Ces intérêts peuvent relever de la croyance religieuse (faire unité des humains en Dieu), des principes du contrat social (remettre entre les mains d’une autorité démocratique la régulation des activités humaines et des rapports humains), de l’organisation mutualiste (système de coopération ou de prévoyance). Dans tous les cas, la solidarité repose sur l’acceptation par les individus de faire passer au second plan leurs intérêts personnels et leurs divergences au bénéfice d’une cause commune.

Quelle cause commune pour faire solidarité entre femmes ?

Mais alors s’il y avait à construire une solidarité entre femmes, quel en serait l’objet ? On répond assez facilement : l’égalité de genre et l’empowerment de chacune et de toutes. Un peu comme la fraternité, concept calqué sur les devoirs familiaux, impose aux hommes de se considérer les uns les autres comme égaux, respectueux entre eux et soucieux de la condition et de la destinée de chacun. Mais cette définition de la fraternité n’inclut-elle pas d’office les femmes, en tant que membres de l’humanité ?

De la sororité comme une préoccupation de la place des femmes dans la fraternité

Les malfaçons de l’universalisme républicain à l’origine d’une fraternité non inclusive ?

L’universalisme républicain embrasse a priori tous ET toutes dans la fraternité. Mais cet idéal a ses malfaçons de construction : il s’est bâti sans les femmes, alors exclues des droits politiques, des droits économiques, des droits sociaux etc. Si l’égalité en droit a été largement conquise (quoiqu’il y ait encore des trous dans la raquette), cet ordre genré a laissé des traces dans les rapports sociaux, ainsi que l’expose la politiste Réjane Sénac dans son ouvrage Les non-frères au pays de l’égalité. Elle y interroge en particulier le contenu symbolique d’une fraternité qui serait dans les faits gardienne du temple de la masculinité hégémonique : conçue dans le lit de l’inégalité, cette fraternité protègerait implicitement les intérêts et « privilèges » d’une certaine catégorie d’hommes, rejetant d’office tout ce qui contesterait ces intérêts ou « privilèges ». Sous couvert d’universalisme, la fraternité héritée des États généraux de 1789 se maintiendrait aujourd’hui comme une camaraderie d’élite. A ce titre, elle pourrait accepter en son sein des femmes, des non-blanc·he·s, des non-valides etc., mais toujours sans réformer son système de normes.

Faire sororité pour challenger la fraternité ?

Dans cette perspective, la sororité se présente comme une alternative challengeant la fraternité historique. Elle demande à la fraternité des comptes sur sa promesse universaliste. Une initiative qui a fait couler de l’encre illustre cette dynamique : en 2016, dans le cabinet paritaire des conseiller·e·s d’Obama, les femmes observant qu’elles se faisaient plus souvent couper la parole que les hommes, que leurs idées étaient réappropriées par leurs collègues masculins ou tout simplement que leur parole bénéficiait d’une moindre considération, ont conçu une « stratégie de l’amplification ». Concrètement, chaque fois que l’une d’entre elles parlait, les autres donnaient de l’écho à ses mots, veillaient à ce que ses idées soient prises en compte sans qu’elles lui soient dérobées, insistaient pour qu’elle puisse finir ses phrases et pour que l’écoute soit au rendez-vous. La stratégie ayant été repérée par le Président, celui-ci reconnut que la parité ne suffisait pas à garantir l’égalité réelle et demanda à ce que les pratiques du pouvoir dans ses cercles rapprochés évoluent dans le sens d’une meilleure inclusivité.

Redéfinir un commun inclusif : l’adelphité

La sororité a-t-elle ainsi vocation à être l’outil de « femmes outsiders », aussi longtemps que la fraternité ne comprendra pas pleinement les « sœurs » ? Ou n’est-ce pas perpétuer la malfaçon originelle que de mettre en tension fraternité et sororité, au risque de persévérer dans le distinguo entre intérêt des hommes et intérêt des femmes ?

D’aucun·e·s plaident pour une mise à jour complète du principe de solidarité entre humains, en invoquant la notion d’adelphité. Ce concept indique que tous les individus issus d’une même matrice, quels que soient leurs genre, origine, milieu, culture, condition etc. bénéficient des mêmes droits sur le plan formel mais aussi en matière de participation, de reconnaissance, de valorisation. Finalement, ce serait un peu comme dans une famille moderne : peu importe que l’on attende une fille ou un garçon, c’est pour les enfants à venir que l’on veut le meilleur et que l’on s’investit pour qu’ils y accèdent.

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE