Le Syndrôme de la Reine des Abeilles, écueil du « leadership féminin » ou stéréotype sexiste?

Eve, Le Blog Développement personnel, Egalité professionnelle, Leadership, Responsabilité Sociale, Rôles modèles

Un concept à la loupe

 

En mars 2015, une étude de l’Université du Maryland révélait que, dans une organisation donnée, lorsqu’une femme prend un poste de dirigeante, les chances pour la suivante d’accéder à un niveau équivalent de responsabilités chutent de 50%!

Autrement dit, la première arrivée prend en quelque sorte toute la place ou presque, n’en laissant que des miettes aux autres. Mais est-ce sa faute? Selon de nombreux.ses commentateurs et commentatrices de l’étude, aucun doute sur la culpabilité de la femme « parvenue » dans ce durcissement du plafond de verre pour les autres femmes. En cause : un certain « queen bee syndrome », Complexe de la reine des abeilles…

Mais de quoi s’agit-il exactement? Qui sont ces femmes qui règneraient sans partage (voire avec carrément un bon fond de sadisme)? Et pourquoi cette explication si tentante pour qualifier une patronne « bossy » parait-elle un peu trop facile pour ne pas laisser planer un soupçon de sexisme? Le blog EVE passe le concept à la loupe.

 

 

Une métaphore immédiatement parlante

Dans la ruche, la reine est plus grande et plus forte que toutes les autres abeilles… Qui sont toutes à son service!

Bien installée dans l’alvéole la plus confortable, qu’elle ne quitte quasiment jamais, elle est jalousement protégée par ses filles et généreusement nourrie de gelée royale.

Ce statut, elle le doit au fait d’être la seule femelle fertile, autrement dit la seule à fréquenter des mâles, dans sa colonie.

 

Toute une métaphore tentante pour qualifier la dirigeante qui serait la seule, dans une institution, à être reconnue par les hommes… Et qui, pour en arriver là et se maintenir, n’aurait guère de scrupules à exploiter les autres femmes!

 

 

Un concept forgé dans les années 1970… Sans intentions malveillantes à l’endroit des femmes de pouvoir

En 1973, G.L Staines, T.E. Jayaratne, and C. Tavris, chercheurs de l’Université du Michigan et précurseurs des « études de genre », spécialisés notamment dans ce qu’on appelle aujourd’hui les questions d’articulation des temps de vie, font de cette allégorie de la Reine des Abeilles un concept pour décrire le comportement d’une femme en situation d’autorité que l’on ressent plus dure avec les autres femmes qu’elle ne l’est avec les hommes et que les hommes le sont eux-mêmes avec toutes et tous.

Leurs travaux visent à comprendre un fait ressenti et relaté dans des enquêtes d’opinion sur la perception qu’ont les salarié.es des femmes managers dans leur entreprise. Ils ne sont donc a priori pas destinés à fonder un jugement sur ces femmes leaders…

 

 

Une notion immédiatement « récupérée » par les interprétations misogynes

… Sauf qu’évidemmment, la notion étant simple d’accès d’une part et en fortes résonances avec les résistances sociales à la montée en puissance des femmes d’autre part, elle sera immédiatement récupérée par la critique misogyne.

 

Désormais auréolés de scientificité, vont bon train les préjugés sexistes solidement ancrés dans les mentalités que les femmes de pouvoir sont pires que les hommes, et que, surtout, il n’y a pas plus vachardes que les femmes entre elles!

 

 

Un puissant contre-modèle producteur d’auto-censure…

L’image n’est pas valorisante, c’est le moins qu’on puisse dire!

Qui, à moins d’être vraiment sans coeur, a vraiment envie de se projeter dans le modèle d’une dominatrice sans partage, égoïste et cruelle, qui non seulement ne tend pas la main aux autres femmes, mais de surcroît s’en donne à coeur joie pour les écraser?

 

Toute une imagerie de la femme « bossy » s’engoufre dans le créneau : elle est raide et carnassière, elle endosse les habits du pouvoir au masculin mais comme ils lui sont mal ajustés, elle sur-joue le rôle et en plus d’être ridicule, c’est producteur d’effets néfastes sur son environnement.

 

 

… Et un facteur de stress au travail

En 2008, des chercheurs de l’université de Toronto enfoncent le clou en mettant en évidence que les femmes montrent davantage de signes de stress quand elles ont une femme au-dessus d’elle plutôt qu’un homme.

 

Mais parallèlement, d’autres travaux de recherche établissent que cette suspicion planant sur les femmes leaders est aussi un facteur de stress pour elles-mêmes, comme prises en étau entre l’obligation, pour gagner leur légitimité en tant que dirigeante de manifester de l’autorité, et l’injonction d’être et rester « bonne camarade », en particulier avec les autres femmes, pour ne pas « trahir » leur sexe.

 

 

De la naissance de l’idée d’un « leadership féminin »

La Reine des abeilles que l’on imaginait toute puissante dans sa ruche se trouve ainsi avec les ailes un peu collantes, ce qui n’est pas commode pour prendre son envol!

Alors, pour lui permettre d’échapper aux paralysantes injonctions contradictoires, l’idée surgit à la fin des années 1990, d’un « leadership féminin » : une façon de prendre de hautes responsabilités qui s’accorderait mieux à l’image qu’on se fait des femmes (et qu’elles se font d’ailleurs peut-être aussi d’elles-mêmes).

 

Grand succès d’estime pour la notion rapidement nourrie de valeurs associées à la féminité : sens de l’éthique, posture empathique, esprit plus collaboratif… Voilà donc qu’après les avoir perçues comme des figures repoussoirs, on attend des femmes leaders qu’elles correspondent à une forme d’idéal et portent une image du leadership « meilleure » que celle qu’incarnent les hommes.

Une demande qui tourne parfois à la condition : d’accord, pour vous confier du pouvoir, mais seulement si vous l’exercez « comme des femmes ».

 

 

Une essentialisation du pouvoir au féminin ?

La notion de « leadership féminin » séduit… Mais suscite aussi rapidement sa critique. On y voit évidemment une poussée essentialiste, prenant la forme d’un « sexisme bienveillant »: les femmes seraient renvoyées, dans le milieu professionnel, à des qualités de « savoir-être » relevant d’avantage d’extensions de leurs fonctions traditionnelles dans la famille (maternage, protection, intendance, attention portée aux autres et sensibilité dans la relation…) qu’à des « savoir-faire » qui restent reconnus comme premiers pour asseoir la légitimité du leader (appétence au risque, capacité à prendre des décisions, fermeté…).

 

Pour certaines d’entre elles, même si cela expose au risque d’être et rester la « parfaite numéro 2 », la proposition est tentante : individuellement plus confortable à endosser que le costume mal taillé du « grand homme » et socialement mieux accepté que l’autorité pure quand elle est exercée par une femme, ce « leadership féminin » ouvre des perspectives de progression à celles qui, pour rien au monde, n’auraient accepté de travestir leur image et de trahir leurs valeurs en se conformant à des codes de la carrière encore majoritairement masculins.

 

 

« Neutraliser » le pouvoir ?

Oui, mais il y a un « mais ». Et même deux.

 

D’abord, cela laisse sur le bord de la route toutes celles qui ne se retrouvent pas dans cette idée du « leadership féminin » et se sentent à l’aise, après tout, avec les codes classiques, même si on les attribue plutôt au masculin. Ce n’est pas vraiment justice de les écarter d’office du jeu quand les hommes, eux, peuvent encore librement jouer leur partie de cette façon.

 

Sauf que, et c’est là le deuxième « mais », les hommes sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à se dire lassés, voire parfois carrément épuisés, par ces règles du jeu qui les assignent et à masculinité étroite et à un exercice du leadership pénible. Les hommes aussi peuvent avoir envie de manager avec empathie, en misant davantage sur la confiance que sur l’autorité, dans le respect de leurs valeurs personnelles davantage que dans la sujétion aux critères d’un pouvoir formel… Et cela, sans pour autant se sentir « féminins »!

 

Alors, si ni la reine des abeilles ni le roi des bourdons ne se trouvent bien sous les ailes de plomb qu’on leur a collées au dos, c’est qu’il n’y va peut-être pas tant de leur sexe que de perceptions encore trop étriquées de la légitimité. Voilà qui pousserait à rêver non plus d’un « leadership féminin » meilleur que le leadership traditionnel, mais d’un leadership à la fois plus neutre (moins marqué par le stéréotype de genre) et plus ouvert (pour laisser à chaque individu la possibilité de l’exercer avec son style propre).

 

 

Et si au lieu d’accuser la « Queen Bee », on repensait l’organisation de la ruche (et de tout son environnement)?

C’est ce que suggèrent d’ailleurs les auteur.es de l’étude de l’Université du Maryland que nous citions en introduction… Et ces universitaires ont même dû intervenir dans la presse pour le préciser, quand leurs travaux sont sortis et ont fait l’objet d’une certaine mésinterprétation!

Car précisément, en mettant en évidence le fait que les chances pour une femme d’accéder au pouvoir chutent vertigineusement quand une autre femme vient de prendre un poste à responsabilités élevées, ils entendaient mettre fin au « mythe du syndrome de la Reine des Abeilles » au lieu de le réactiver. Leur analyse met en cause non tant le caractère et le comportement des femmes en situation de leadership que, d’une part, les rigidités sociales qui font du plafond de verre une paroi à multiples vitrages et d’autres part les stratégies « invisibles » des organisations dans leur politique de féminisation du senior management et de la gouvernance.

 

Concernant le premier point, leurs travaux démontrent, sans surprise, que persiste une gêne ressentie par toutes et tous (y compris la première concernée) quand une femme conquiert et exerce le pouvoir.

Des résistances culturelles poussent à la surinterprétation du geste d’ambition ou de pouvoir quand il est le fait d’une femme. Ce qui n’est pas sans exercer une pression toute particulière sur la femme en question, entraînant possiblement des effets de prophétie auto-réalisatrice (Quand un individu répond, dans son comportement, à ce que le stéréotype attend de lui, quitte à participer à le renforcer, car agir ainsi reste moins coûteux pour lui que d’imposer sa singularité, dans un contexte peu inclusif).

 

Concernant le second point, à savoir l’émergence plus ou moins consciente d’une stratégie officieuse des entreprises dans leur politique de mixité, les chercheurs et chercheuses du Maryland parlent de « quota invisible » de femmes leaders.

Leur hypothèse est que le bénéfice de la féminisation du management est observable, notamment en termes de communication, dès lors qu’on promeut un très petit nombre de femmes. Ainsi, il n’y aurait que peu d’ « intérêt » à massifier la féminisation du leadership et à « banaliser » la figure de la dirigeante

Voilà qui relance le fameux débat mixité/performance, en soulignant l’écueil d’une approche trop strictement utilitariste de la mixité.

 

 

Marie Donzel, pour le blog EVE