Connaissez-vous Ada Lovelace?

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Dans la foulée de notre billet « concept à la loupe : l’effet Matilda » sur l’invisibilisation des femmes dans l’histoire officielle des sciences, découvertes et innovations, nous avons décidé de vous proposer régulièrement le portrait d’une femme qui a marqué son époque et participé à des progrès fondamentaux pour l’humanité… Mais que les manuels d’histoire ont ensuite un peu oubliée.

Après vous avoir proposé de (re)découvrir une pionnière du management, Mary Parker Follett, nous vous invitons ce mois-ci à faire connaissance (et à rendre reconnaissance) à l’inventrice du premier programme informatique de l’histoire : Ada Lovelace.

 

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Vous déballez le carton avec excitation : il est là, le tout nouvel ordinateur, bijou d’intelligence technologique et indispensable outil de travail qui vous donne aussi accès à tout un monde de loisirs, d’intéractions, de créations… Il fait déjà partie du paysage ordinaire de la vie moderne mais il a encore un peu l’air de venir du futur. Mais à quand remonte-t-il exactement? Quelle est son histoire? Dans les reliefs polychromes de l’hologramme de certification d’authenticité de votre produit Microsoft, se dessine peut-être le visage d’une fillette au regard penché qui pourrait bien vous la raconter…

 

 

« Fille de…« ?

Cette fillette, c’est Ada Byron. Fille, née en 1815, d’un célèbre poète dandy et d’une mathématicienne mondaine que le premier surnomma « La Princesse des Parallélogrammes« . Derrière la métaphore lyrique qui fait le fameux mot doux, la réalité est beaucoup moins romantique : les époux Byron ne s’entendent pas et se séparent quand Ada n’a que six semaines. N’ayant techniquement pas connu son père, elle restera pourtant longtemps seulement qualifiée de « fille de« .

 

Annabella Milbanke-Byron

En l’occurrence, c’est surtout sa mère qui influence ses premières années. Et ça ne rigole pas chez Madame la Baronne Milbanke-Byron : un programme éducatif au cordeau rythme les journées de l’enfant. Trois heures de musique, autant de mathématiques et deux leçons de français quotidiennes! Un petit génie se façonne… Sans qu’on laisse beaucoup de place dans sa formation à l’expression des émotions et aux exercices de l’imagination.

 

En dépit du mépris dans lequel sa mère tient les choses de la poésie et de la fantaisie, Ada semble pourtant avoir autant l’âme d’une aède que la bosse des sciences. Aussi rêveuse qu’ingénieuse, elle aspire à voler. Alors, à douze ans, la voilà qui étudie les oiseaux et commence à construire passionnément… Des ailes! En papier, en soie, en fil et en plumes, de formes et de tailles diverses. Et couche bientôt dans un ouvrage de « flyology » illustré ses conclusions sur l’aérodynamisme!

 

 

Comtesse de Lovelace et amie de Charles Babbage

Charles Babbage

Ada la passionnée a aussi de bonnes prédispositions pour le sentiment amoureux. Entichée de son précepteur, elle tente une fuite romanesque avec lui, sa mère la ramenant de justesse au bercail et étouffant le scandale avec la digne habileté des noblesses. Mais elle aura bientôt l’âge du mariage et il faut lui faire fréquenter la bonne société. Elle rencontre ainsi d’une part le Dr William King, médecin philanthrope aux origines du mouvement coopératif, mais aussi son homonyme William King, futur comte de Lovelace, et encore Charles Babbage, mathématicien inspiré qui a déjà fabriqué plusieurs machines à calculer et travaille justement dans ces années 1830 au projet un peu fou de créer une « machine analytique »

 

Le premier la mentore, elle épouse le second et se captive pour les inventions du troisième avec qui elle entretient une relation de sincère amitié doublée d’une profonde complicité scientifique. Tous trois reconnaissent son talent pour les mathématiques et encouragent ses recherches. Mais donnant naissance à trois enfants en moins de quatre ans, la jeune femme à la santé délicate laisse de côté jusqu’en 1839 ses activités scientifiques.

 

 

« Plus que du goût, de la passion » pour les mathématiques 

Ada Lovelace

A cette date, elle écrit à Babbage pour lui demander de la tutorer : « je me sais capable de poursuivre mes recherches, pour lesquelles j’ai plus que du goût, de la passion » lui dit-elle, mais aussi qu’elle a « besoin d’un professeur, du professeur » qui saura comprendre sa « façon d’apprendre » et de progresser pour guider ses travaux. Babbage décline cette charge et elle s’adresse alors au logicien Auguste de Morgan, charismatique professeur à l’University College of London et auteur des lois de la dualité qui portent son nom.

Celui que préoccupe les applications technologiques de ses découvertes fondamentales et qui estime que « le moteur de l’invention n’est pas la raisonnement, mais l’imagination » aurait tout pour s’entendre avec Ada Lovelace. Mais il ne croit pas en elle et la traite avec une certaine condescendance : certes, il la trouve « créative et enthousiaste » mais d’après lui pas si douée que le pensent ceux qu’elle séduit… Et beaucoup trop souvent malade, de surcroît, pour faire une scientifique assidue.

 

 

Une note G comme Génie en annexe d’un mémoire sur la « machine analytique »

La « machine analytique » de Babbage

Fragile, Ada? Sa santé est bien médiocre, mais sa volonté de fer. Sûre d’elle-même comme de ses soutiens de la première heure (à commencer par sa mère), elle poursuit ses travaux en solo, tout en fréquentant régulièrement, au tournant des années 1840, son ami Charles Babbage.

Celui-ci revient justement de Turin où sa « machine analytique » a fait grosse impression auprès du jeune mathématicien Federico Luigi de Menabrea. L’Italien fait paraître en français, dans une revue suisse, une description de la machine de Babbage. L’article est excellent, il faut le faire traduire en anglais! Ada Lovelace qui est quasiment bilingue et maîtrise aussi la langue des chiffres, est la personne toute trouvée pour cette mission.
Neuf mois durant, elle s’attèle à cette tâche. En même temps qu’elle traduit, elle annote le texte. Echange régulièrement avec Babbage pour se faire préciser tel ou tel point, inscrit des lignes de calculs dans les marges et rédige 7 notes, immatriculées de A à G, qui prolongent le mémoire. La note G, comme Génie, porte sur une méthode de calcul des nombres de Bernoulli… Et propose un algorithme qui permettra de faire exécuter des ordres à la machine afin qu’elle réponde à d’autres applications pratiques que le seul calcul.

Le premier programme informatique de l’histoire vient d’être écrit… Par une femme de 27 ans qui a déjà la vision de l’ordinateur moderne : « La machine analytique n’a nullement la prétention de créer quelque chose par elle-même. Elle peut exécuter tout ce que nous saurons lui ordonner d’exécuter […] Son rôle est de nous aider à effectuer ce que nous savons déjà dominer. ».

 

 

Ada à la dérive… 

Ada Lovelace

Babbage admire le boulot qu’elle a abattu et s’étonne d’ailleurs au passage qu’elle n’ait pas pensé à écrire elle-même un mémoire de mathématiques. Mais il a aussi d’autres soucis : endetté et affaibli par des problèmes de santé, il vient d’essuyer un refus du gouvernement britannique de financer ses travaux.

Il faut de l’argent? Ada se met à jouer aux courses… Et y prend goût. Ses pertes (car si les mathématiques permettent de probabiliser la chance, elles ne savent la provoquer) et une « love affair » extra-conjugale alimentent de vilaines rumeurs à son sujet.

Isolée, elle déclare un cancer de l’utérus que ses médecins veulent soigner par de répétitives saignées qui l’épuisent. Elle meurt, ruinée, au même âge que son père, 36 ans.

 

 

Un siècle de silence

Une autre histoire commence après sa mort : celle de son passage à la postérité. C’est une histoire qui démarre par un siècle de silence.

Babbage lui survit vingt ans, dans un état moral hasardeux (Dickens, par ailleurs ami de Lovelace, en fait le cruel portrait d’un savant fou dans un article de son hebdo All the year around) et quand il disparait à son tour, tout le monde a déjà oublié le nom d’Ada Lovelace. Sauf parfois les biographes de Byron qui la mentionnent comme sa « seule fille légitime » en précisant, dans une incise et s’ils y pensent, qu’elle avait du goût pour les sciences. 

 

 

Mais qui est cette femme dans l’entourage de Charles Babbage? 

extrait de la BD « the hrilling adventures of Lovelace and Babbage » © S. Padua

Quand, dans les années 1950, un nouvel âge technologique s’installe, les historiens retracent la vie des pionniers de l’informatique. Ils identifient sans difficulté Babbage mais ne savent que trop penser de cette figure féminine omniprésente dans son univers mais dont le statut est flou. Ils l’envisagent comme une possible maîtresse, mais la correspondance, quoiqu’abondante et affectueuse, semble trop chaste pour cela. Ils imaginent cependant volontiers que, même sans liaison consommée, Babbage aura été séduit par Lady Lovelace dont la beauté raffinée est commentée. Alors, dans une sorte d’élan galant, le grand homme aurait attribué à sa « muse » une partie de ses propres travaux?

 

Pour certain-es, cette interprétation est plus crédible que l’idée que la programmation informatique ait été inventée par une jeune femme dans la première moitié du XIXè siècle. D’autres minimisent volontiers le rôle d’Ada Lovelace, renvoyé à celui d’une sorte d’assistante de Babbage qui aurait tout au plus décelé des « bugs » dans les calculs du maître. Il en est encore qui ne se mouillent pas, s’en tenant, selon une prude formule, à constater que l’étendue de l’apport de Lovelace à la science informatique est « sujet à controverses« . 

 

 

Symbole de l’excellence scientifique au féminin mais aussi de son invisibilisation, Lovelace revient en grâce

Par delà le déni affirmatif des un-es et les suspensions interrogatives des autres, des chercheur-es des années 1970, dont Dana Angluin, pionnière des « computational learning théories » et l’historienne Doris Langley Moore, documentent les origines de l’informatique et rendent à Lovelace sa place. En 1979, le langage de programmation conçu par l’ingénieur français Jean Ichbiah pour le compte du département de la Défense américain prend le nom d’Ada, en hommage.

Vingt ans plus tard, les universitaires californien-nes Eugene Kim et Betty Toole signent l’ouvrage de référence, The Enchantress of Number, qui enrichit encore le corpus des connaissances sur la vie et l’oeuvre d’Ada Lovelace et dénonce aussi les entreprises d’injuste désinformation sur son rôle dans la genèse de l’informatique. C’est au même moment que Microsoft choisit un portrait d’Ada enfant pour illustrer certains hologrammes de certification de ses produits. Un autre géant de la Sillicon Valley, Google, donnera à Ada son « doodle« , en 2012.

 

Symbole de l’excellence scientifique au féminin mais aussi de son invisibilisation, Ada a son « official day » depuis 2009 : une journée mondiale pour célébrer les réalisations des femmes dans les technologies, l’ingénierie et les mathématiques. Dans le même état d’esprit, la Fondation Ada Initiative se donne pour mission d’encourager les carrières scientifiques au féminin en connectant les chercheuses en réseaux et en valorisant leurs travaux mais aussi en oeuvrant à rendre le monde de la recherche plus ouvert, plus inclusif et plus équitable dans la répartition des postes, des crédits… Et de la gloire!

 

 

 

Marie Donzel, pour le blog EVE

 

 

Sources : 

– Eugene E. Kim, Betty A. Toole,  « Ada and the First Computer« , in Scientific American, 1999

– James Essinger, A female genius : how Ada Lovelace started the computer age, Gibson Square Books, 2013

– Betty Toole, Ada, The Enchantress of Numbers : Poetical Science, Critical Connection 2010

– Ressources de la Fondation Ada Initiative et du collectif Finding Ada, aux origines de l’Ada Lovelace Day

– Blog illustré de Sydney Padua « the thrilling adventures of Lovelace and Babbage«