Egalité professionnelle, leadership féminin : où en est l’Asie?

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Entretien avec Valérie Rocoplan, intervenant-e à EVE et EVE Asie-Pacifique, au sujet du rapport « the door is open – tackling gender to unleash women’s potential in Asia« 

 

 

Valérie Rocoplan est la fondatrice et dirigeante de la société de coaching Talentis.

C’est une intervenante régulière à EVE où d’année en année, sa plénière et ses ateliers sur les stéréotypes de genre, rencontrent toujours plus de succès.

Elle a fait partie, avec d’autres intervenant-es récurrent-es du séminaire d’Evian, des speakers de la première édition d’EVE Asie-Pacifique. Pour l’occasion, Talentis a initié et piloté une étude spécifique sur les problématiques des leaders féminines asiatiques.

A peine Valérie était-elle rentrée de Shanghai que nous l’avons interrogée sur les motifs, les conditions et les conclusions de cette étude.

 

 

 

Eve le blog : Bonjour Valérie. Quand avez-vous entendu parler d’EVE Asie-Pacifique pour la première fois?

Valérie Rocoplan : Il y a environ un an, quand ce projet d’internationalisation du Programme EVE a émergé.

J’ai tout de suite été convaincue de la pertinence de déployer ailleurs qu’en Occident ce concept très efficace de formation aux enjeux du leadership féminin. Il y va, selon moi, et de la nécessité de porter une culture de l’égalité sans frontières et de confronter les approches du sujet dans les différentes régions du globe. Cela, afin d’observer ce qui fait levier partout, ce qui est duplicable immédiatement, ce qui résiste, ce qui mérite d’être adapté pour être appliqué…

Aussi, quand Anne (ndlr : Thévenet-Abitbol, directrice éditoriale et artistique du Programme EVE) et Christine (ndlr : Descamps : productrice exécutive du Programme EVE) m’ont proposé de venir présenter ma conférence habituelle sur les stéréotypes, j’ai suggéré de mener au préalable une étude spécifique sur l’impact des biais de genre sur les carrières des femmes asiatiques, ne serait-ce que pour vérifier si ce que je dis devant le public d’Evian serait valable aussi pour celui de Shanghai.

 

 

Eve le blog : Quelle méthodologie avez-vous bâtie et appliquée pour conduire cette étude sur les biais de genre dans les sociétés asiatiques et leurs effets sur la carrière des femmes dans cette région?

Valérie Rocoplan : Je me suis entourée d’un anthropologue et d’un psychosociologue experts des questions de genre pour construire un questionnaire scientifiquement valide, qui a ensuite été adressé à 300 managers femmes et hommes de cinq pays d’Asie (Chine, Inde, Singapour, Hong Kong, Thailande).

Outre le recueil de ces données « quanti », nous avons mené une quinzaine d’entretiens individuels, pour faire parler des leaders asiatiques de leur vécu, de leur ressenti, de leur perception de la question de l’égalité femmes/hommes.

 

 

Eve le blog : Comment est perçu ce sujet de l’égalité professionnelle et du leadership féminin en Asie?

Valérie Rocoplan : Je dirais que c’est un sujet émergent, qui n’a pas encore atteint le même degré de maturité qu’en Occident.

Avec des nuances à apporter, qui ont trait à l’histoire particulière de la région : en Chine, par exemple, la mixité des métiers n’est pas le même enjeu qu’en Europe puisque l’un des héritages du système communiste, c’est la féminisation des métiers techniques… Même si on sait que ça ne s’est pas vraiment fait par la stimulation des vocations, mais bien sûr à la faveur de restrictions des libertés, dont celle de se choisir soi-même un métier.

 

 

Eve le blog : Cette mixité des métiers héritée de l’histoire se retrouve-t-elle aussi dans la mixité des organisations, et notamment au niveau managérial et dirigeant?

Valérie Rocoplan : Répondre à cette question demande d’entrer dans le détail de la structure du tissu économique régional. Vous avez en Chine, un très grand nombre de toutes petites entreprises, dont la plupart sont de dimensions artisanales. Ce qui fait que, quand vous prenez le taux global de dirigeantes, 38%, c’est un peu le miroir aux alouettes : dans ce chiffre, il y a une grande partie de femmes qui sont statutairement dirigeantes mais qui n’ont dans les faits, pas le pouvoir de décision ou d’influence que nos perceptions d’un-e dirigeant-e supposent.

Je m’attarderais donc plutôt sur la part des femmes aux responsabilités dans les grands groupes. Là, ce que l’on note, c’est qu’il y a effectivement de grandes inégalités, mais ça bouge… Et ça bouge vite. En particulier dans les grands groupes internationaux, parce que d’une part, ces groupes transportent avec eux leur culture de la diversité, et d’autre part parce qu’il y a, du fait de la croissance forte dans cette région, une vraie compétition entre entreprises pour les talents. En l’occurrence, sur les talents des femmes asiatiques, les employeurs internationaux ne tarissent pas d’éloges…

 

 

Eve le blog : Quelles sont ces fameuses qualités, visiblement très recherchées par les entreprises, des femmes asiastiques?

Valérie Rocoplan : Elles sont réputées très fortes. Parce qu’elles ont souvent eu des parcours très compliqués, semés d’embûches, d’obstacles majeurs à surmonter, du fait à la fois du contexte politique dans lequel elles ont été éduquées et ont vécu une partie de leur vie professionnelle, mais aussi du fait des pesanteurs des normes socio-culturelles (notamment celles qui leur assignent énormément d’obligations familiales) avec lequelles elles ont du – et doivent encore – composer pour s’affirmer professionnellement.

Celles qui réussissent à accéder à un haut niveau de responsabilité ont de vrais tempéraments volontaires et déterminés…

 

 

Eve le blog : J’entends là que la question de l’articulation des temps de vie se pose avec une acuité particulière en Asie…

Valérie Rocoplan : La même problématique taking care/taking charge se pose en Occident et en Asie (et sans doute ailleurs dans le monde).

Mais il y a une spécificité en Asie qui rend la question de la conciliation des temps de vie encore plus complexe : la tradition très prégnante de soin aux aînés. Ceux-ci vivent en famille, avec leurs enfants et petits-enfants. Ca présente des avantages, bien entendu, quand on parle de solidarité intergénérationnelle pour s’occuper des enfants, par exemple. Mais avec le vieillissement de la population qui touche aussi cette région du globe, ça renvoie la question de la dépendance directement aux familles, et de fait, très majoritairement aux femmes.

C’est un point extrêmement sensible du débat de société en Asie : les jeunes générations expriment comme ailleurs leur besoin d’une vie personnelle qui ne soit pas que la vie familiale, leurs aspirations à la mobilité internationale, leur souhait de rompre avec les traditions ou de se les approprier différemment… Ca ne va pas sans frictions et culpabilisations.

 

 

Eve le blog : Cette question de la dépendance des plus âgés et de ses effets sur la réalité personnelle et professionnelle de la population active se pose partout. Les organisations sont de plus en plus confrontées à des cas de salarié-es qui ont besoin d’organiser leur temps différemment pour pouvoir prendre soin de leurs parents…

Valérie Rocoplan : Indéniablement, c’est un vrai sujet, et c’est d’après moi la plus grande question qui nous attend après la mixité.

Derrière cette problématique encore assez invisible dans le monde du travail (les gens parlent aujourd’hui assez facilement des contraintes liées au fait d’avoir des enfants en bas âge mais rares sont ceux qui évoquent ouvertement une situation personnelle complexifiée par la dépendance d’un proche âgé), il y a bien entendu des questions d’organisation du travail mais il y a un enjeu de structure même du marché du travail. L’emploi des seniors ne va plus être, comme ça l’a été, de façon schématique une seule problématique d’obsolescence des compétences ni de coût réputé plus élevé d’un salarié expérimenté par rapport à un jeune, ça va aussi être une question directe de disponibilité et d’organisation pour un nombre croissant de personnes confrontées successivement aux contraintes de la parentalité et celles, seulement quelques années après, de la dépendance de leurs propres parents…

Ca dit d’une part la nécessité de penser les questions d’articulation des temps de vie pour tous (pas seulement les femmes) et surtout pour toutes les situations (pas seulement la parentalité) ; et d’autre part, l’urgence d’innover pour imaginer des modèles de parcours professionnels qui tiennent sur la durée d’une vie active de plus en plus longue et de plus en plus impactée par les transformations démographiques, sociales et culturelles.

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE.

 

 

Lire aussi : 

– Notre portrait de Zhen Zhen Lan, Vice-Présidente de L’Oréal Chine en charge de la Communication et les Affaires Corporate

– Notre billet « retour d’EVE Asie »

– Notre interview de Valérie Rocoplan sur son parcours et sa vision des questions de mixité, diversité et égalité

– La critique de l’ouvrage Gender and Ageing : Southeast Asian Perspectives dans notre dernière rubrique livres 

– Notre synthèse du rapport Mazars sur les aspirations de trois générations de femmes dans le monde