Claudia Bider Heim, sage-femme en Roumanie : « Pour exercer mon métier, j’ai du le réinventer « 

Eve, Le Blog Dernières contributions, Leadership, Responsabilité Sociale, Rôles modèles

Rencontre avec la porteuse du projet « Stand by mums » soutenu par le Fonds Danone pour l’Ecosystème

Quand nous avons rencontré Jean-Christophe Laugée, directeur du Fonds Danone pour l’Ecosystème, nous avons voulu le faire parler des différents projets que ce Fonds accompagne de par le monde. Sa réponse a été plus qu’ouverte : « C’est volontiers que je vous en parlerais, pendant trois jours entiers sans dormir, même. Parce que tous les projets du Fonds Danone pour l’Ecosystème sont aussi enthousiasmants les uns que les autres. Mais comme je dis « On fait avec, on ne fait pas à la place », je pense que pour aller au bout de cette démarche, je dois donner la parole aux porteurs et porteuses de ces projets, plutôt que de parler à leur place. Alors, je vous retourne la question, est-ce que vous, vous accepteriez de les interviewer, de les faire parler de leurs projets?  »

 

Ainsi avons-nous topé-là! Et sur ses recommandations, nous sommes dans la foulée entré-es en relation avec Claudia Bider Heim, qui porte, avec le soutien du Fonds Danone pour l’Ecosystème, le projet « Stand by mums » en Roumanie… Cette sage-femme d’origine suisse au parcours passionnant et à l’énergie communicative, nous a expliqué de quelle façon elle oeuvre, au jour le jour, à réhabiliter un métier dans un pays qui l’a longtemps sacrifié et par là-même à restaurer une culture de la santé féminine et des soins aux tout petits…

 

 

 

EVE le blog : Bonjour Claudia. Vous êtes sage-femme, d’où vous est venue cette vocation?

Claudia Bider Heim : C’est un métier dont j’avais entendu parler pendant mon enfance car mon arrière-grand-mère était sage-femme mais a priori, je ne m’y destinais pas vraiment. Au lycée, j’ai suivi une filière littéraire et tout de suite après ma Maturité (c’est l’équivalent suisse de votre baccalauréat), je suis partie voyager en Amérique du Sud pendant trois mois. J’ai pris conscience que je ne savais pas grand chose de la vie ni de qui j’étais : j’avais besoin de voir du pays pour mûrir un peu (rire). Alors, j’ai saisi une opportunité de partir à Calcutta avec une association qui aide des enfants de la rue. Après 6 mois et demi en Inde et un mois au Népal, je savais ce que je voulais faire : un métier médico-social.

J’ai donc pensé m’engager dans une formation aux médecines naturelles. Mais à mon retour en Europe, j’ai eu une grande déception : j’ai découvert que ces médecines n’étaient pas valorisées chez nous comme des cursus à part entière, que les gens qui faisaient ça y venaient en complément d’un cursus médical allopathique, considéré comme le socle de la légitimité des praticien-nes, chez nous. Je suis donc repartie loin, en Australie, pour faire un bachelor en acupuncture. Mais comme c’était en Europe que j’avais envie de vivre, je me suis rendue à l’évidence : pour être vraiment respectée professionnellement, il faudrait que j’en passe par une formation médicale traditionnelle.

 

 

EVE le blog : Vous choisissez sage-femme, pourquoi pas médecin ou infirmière?

Claudia Heim : Parce que ce qui m’intéresse, ce n’est pas la maladie, c’est la santé. J’ai donc cherché une spécialisation qui ait à voir non pas avec ce qui ne va pas chez un être humain, mais avec ce qui est un processus normal de la vie. La grossesse et l’accouchement sont dans 80% des cas un processus normal. Et puis, tout ce qui se passe après la naissance, pour la femme et l’enfant, ce sont aussi des choses tournées vers la vie, vers le bien-être, l’émerveillement.

 

 

EVE le blog : Une fois que vous avez obtenu votre diplôme de sage-femme, comment envisagez-vous la poursuite de votre vie professionnelle?

Claudia Heim : En fait, entre mes voyages, mon début d’activité professionnelle en tant qu’acupunctrice et mes diverses formations, il s’est passé près de 10 ans depuis que j’ai fini le lycée. Mon conjoint a justement une opportunité professionnelle en Roumanie, l’année où j’obtiens diplôme. De mon côté, j’ai besoin que la vie ait du piment, de la fraîcheur, de bouger et faire des choses un peu « osées ». Donc, nous faisons nos cartons et en route pour Bucarest! Dans mon esprit, au moment du départ, les choses sont assez simples : le métier de sage-femme étant universel, je vais travailler dans une maternité publique pour commencer et ensuite, on verra !

 

 

EVE le blog : Et ce n’est pas ce qui se passe?

Claudia Bider Heim : Eh bien non, parce que quand j’arrive en Roumanie a la mi-octobre 2007, la profession de sage-femme est sinistrée. Les écoles de formation à ce métier viennent de réouvrir après avoir été supprimées pendant plus de 15 ans. Durant cette période, les médecins se sont totalement appropriés le domaine obstétrical.

Ajoutez à cela un contexte politico-économique passé brutalement du communisme rigide au libéralisme sans frein ni cadre, le tout propice à la corruption et aux excès en tous genres. Pour vous donner un exemple : les médecins prescrivaient jusqu’à 10 échographies par grossesse (à la charge des patientes, dans un pays où le salaire moyen oscille entre 350 et 400 € par mois), il fallait prévoir 500 € de bakchich pour un accouchement et venir ce jour-là avec son propre matériel (compresses, désinfectant,…) et ses propres médicaments sans quoi pas de péridurale, évidemment, mais pas non plus d’antalgiques après une césarienne… Vous pensez bien que dans ce contexte où les médecins facturaient des actes à tout va sans contrôle ni régime de Sécurité sociale digne de ce nom, personne n’avait envie de voir Claudia, la petite sage-femme suisse débarquer!

Il m’a donc fallu plus d’un an pour faire reconnaître mon diplôme (j’ai mis à profit cette année pour apprendre la langue). Entre temps, j’étais arrivée à la conclusion qu’il n’y aurait pas de place pour moi dans le mode de fonctionnement des maternités publiques et qu’il fallait que j’ouvre mon propre cabinet. Mais il n’existait pas de cadre statutaire pour ouvrir un cabinet libéral en tant que sage-femme. J’ai donc du faire un montage un peu complexe pour pouvoir exercer en créant une société commerciale qui se positionnait en tant qu’activité liée à la santé, au sein de laquelle je me suis fait engager comme sage-femme…

 

EVE le blog : Vous voilà donc, tant bien que mal en situation d’exercer. Il va maintenant vous falloir trouver des patientes…

 

Claudia Heim : Et ce n’est pas simple, puisque les femmes roumaines ne savent absolument pas qu’elles peuvent faire le suivi de grossesse et le suivi post-natal avec une sage-femme et non avec un médecin.

Donc, je commence par me mettre en relation avec les réseaux d’expatriées, qui elles, sont effectivement en demande, pour le suivi de grossesse d’une part et aussi pour l’accompagnement à l’allaitement, dont je deviens experte, via une formation internationale de consultante en allaitement. Mais là encore, je vais me heurter à une sérieuse difficulté dans ce pays qui a boycotté l’alimentation au sein pendant la période post-communiste et qui a vu se développer un marché abusif du lait en poudre depuis les années 1990! Non seulement, ceux qui ont des intérêts dans l’industrie du lait maternisé ont des relations étroites avec le pouvoir et les dirigeants des hôpitaux, mais encore l’organisation des maternités (qui sépare les mères des bébés placés en pouponnière) fait obstacle, en pratique, à ce que les femmes allaitent. Petit à petit, quand même, j’arrive néanmoins à développer une clientèle roumaine.

Toutefois je continue de ressentir une frustration quant à mon travail : les femmes sortent de chez moi enthousiastes à l’idée de garder possession de leur corps pendant la grossesse et de conserver leur pouvoir de décision en ce qui concerne leur enfant, mais de son côté, leur médecin continue de leur dire « oubliez tout ça, on va faire comme on a l’habitude« .

Au bout de quelques mois de pratique, je fais la connaissance d’un médecin roumain qui a travaillé dix ans en Allemagne et qui connait mon métier, et comment il fonctionne de pair avec le sien. Il devient le directeur médical d’ une maternité privée et me propose d’y pratiquer des accouchements. Enfin, je parviens a exercer mon métier dans son intégralité. Seul bémol : mon intrusion ne plait pas au milieu médical bucarestois qui semble m’attendre au tournant, qu’il intervienne un problème pendant un accouchement afin de démontrer qu’une sage-femme n’a pas les capacités requises pour effectuer des accouchements. Je supporte cette pression durant un an et décide finalement de stopper cette activité lorsque le directeur médical qui m’a embauchée, baisse à son tour les bras et repart en Allemagne.

 

 

EVE le blog : Retour à la case départ ou presque, pour vous?

Claudia Heim : Pas tout à fait, non, parce qu’en parallèle des accouchements, mes activités pré- et post-natales se sont beaucoup développées, avec un certain retentissement dans les communautés expatriées et locales de Bucarest.

Doucement, d’autres protagonistes de la santé prennent contact avec moi. Ensemble, nous commençons à réfléchir à des stratégies pour faire changer les mentalités. Je comprends aussi que dans ce pays, redonner un vrai statut au métier de sage-femme, impliquera une mobilisation politique et du lobbying. D’une rencontre avec une femme qui lutte déjà pour le droit à la santé féminine et maternelle, nait la Fondation Crucea Alba. L’Ambassade de France et Caritas nous suivent en tant que sponsors.

Par ailleurs, je fais la connaissance d’Olivier Gachon (ndlr : directeur général de Danone Baby Nutrition en Roumanie) dont la compagne, enceinte, a recours a mes services. Lors d’une de nos consultations pré-natales, il me parle du Fonds Danone pour l’Ecosystème. D’emblée, je suis très claire avec lui : d’un point de vue éthique, je ne ferai pas la promotion de lait maternisé d’aucune marque que ce soit!

Avec Olivier, nous nous mettons en relation avec le Fonds Danone pour l’Ecosystème et je comprends les intentions et le fonctionnement de celui-ci : nous avons des intérêts partagés concernant l’éducation à la santé, des valeurs et des objectifs communs. C’est dans cet état d’esprit que nous bâtissons le projet « Stand by mums ».

 

 

EVE le blog : Alors, concrètement, « stand by mums », qu’est-ce que c’est?

« Stand by mums », c’est un projet d’éducation à la santé qui vise bien sûr les mamans (et les papas!) mais avant tout le personnel médical et paramédical dans le domaine périnatal. Notre objectif est, par le biais d’une formation continue, de leur donner les outils nécessaires pour progresser dans leur pratique et amener les connaissances aux futurs parents. 

Après une première phase qui a permis de développer le projet à l’échelle de Bucarest, le projet est maintenant en cours de déploiement dans dix autres villes roumaines.

Quand je regarde ça, j’oublie tous les moments de solitude, toutes les frustrations et les passages à vide. Je me dis que l’on est en train de réaliser quelque chose de magnifique et qui nous survivra

 

Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE

 

Remerciements à Jean-Christophe Laugée, Olivier Gachon et Marisa Guevara