« Le social business, c’est du changement à l’état pur, ça va avec des transformations des cultures et des façons de faire et d’apprendre. »

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Rencontre avec Corinne Bazina, Directrice Générale de danone.communities

 

 

EVE le blog : Bonjour Corinne, vous êtes à la tête de danone.communities, le réseau « social business » de Danone. Quel parcours vous y a menée?

Corinne Bazina : Un parcours assez classique au sein de Danone, où je suis entrée en 1995, après des études de gestion et DEA de démographie économique. J’ai occupé des fonctions marketing et vente dans diverses divisions du groupe avant qu’on me propose, en 2005, la direction marketing du Dairy en Grèce. Danone Grèce à cette époque, c’était très entrepreneurial, quasiment une start-up. Avec cette expérience, j’ai pris conscience, très concrètement dans ma pratique professionnelle, de tout ce qu’on peut déjà faire quand on est seulement un, deux ou trois. Les petites équipes très dynamiques et très ouvertes (comme d’ailleurs celle qui est la mienne aujourd’hui) ont une agilité incroyable et des capacités de mobilisation de ressources multiples assez remarquables.

C’est aussi depuis Athènes que j’ai vu naître, de la rencontre entre Muhammad Yunus et Franck Riboud, le projet de danone.communities. D’emblée, j’ai trouvé l’initiative intéressante et dans un coin de ma tête, il y a immédiatement eu l’envie de participer d’une façon ou d’une autre à cette aventure. Ce qui fait que quand j’ai appris, en 2010, que le poste de Directeur Général de Grameen Danone Bangladesh était ouvert, j’ai postulé sans hésiter! Et suis ainsi entrée de plainpied dans l’univers passionnant du « social business ».

 

 

EVE le blog : Comment peut-on définir le « social business » ?

Franck Riboud avec Muhammad Yunus © danone.communities

Corinne Bazina : C’est une notion très clairement définie par Muhammad Yunus, le fondateur de la Grameen Bank : il s’agit d’un business dont le principal objectif est d’avoir un impact social.

Pour Grameen Danone, ça s’est incarné, au départ, dans une double mission : améliorer la situation alimentaire des enfants (au travers notamment d’une offre de yaourts enrichis en micronutriments) et réduire la pauvreté en incluant les acteurs locaux dans la chaîne de valeurs (le lait de ces yaourts provient de tout petits cheptels de 3 ou 4 vaches).

Après cette expérience Grameen Danone, nous nous sommes dit qu’il fallait aller plus loin, ne serait-ce que parce que ça fait directement écho au double projet économique et social qui est dans l’ADN de l’entreprise. Alors, a été créé un fonds danone.communities. C’est un fonds indépendant, une SICAV. 30% des Danoners France ont investi dans cette SICAV et c’est ouvert à quiconque souhaite s’engager dans le social business, vous ou n’importe quelle personne qui croit en cette voie de développement.

 

 

EVE le blog : Est-ce que c’est cette structure de l’investissement qui distingue danone.communities du Fonds Danone pour l’Ecosystème?

Corinne Bazina : Pas seulement. Le Fonds Danone pour l’Ecosystème, vous le savez puisque vous avez rencontré Jean-Christophe Laugée, travaille sur l’écosystème de l’entreprise, c’est à dire avec tous les acteurs qui interagissent de façon directe ou indirecte avec Danone. danone.communities soutient des projets qui ne sont pas forcément directement liés au business de Danone, dans des pays où Danone n’est pas forcément présent (comme au Sénégal ou au Bangladesh). C’est une première différence importante.

La seconde, c’est que danone.communities n’accompagne que des entreprises quand le Fonds Danone pour l’Ecosystème peut aussi nouer des partenariats avec des associations, par exemple. Nous n’avons pas les mêmes objectifs, nous ne sommes pas non plus en concurrence. Mais il y a des résonances communes, bien sûr, ne serait-ce que dans une approche de l’activité économique productrice de sens et de liens.

D’ailleurs, danone.communities et le Fonds Danone pour l’Ecosystème sont deux projets très inspirants en interne : beaucoup de gens de Danone donnent du temps, de manière parfois informelle, pour nous. Et cela continue même après avoir quitté Danone : par exemple, en ce moment, nous avons un retraité de la DSI qui travaille à mettre en place un SAP au Sénégal, nous avons une équipe de retraité-es qui fait du mentorat pour les entrepreneurs sociaux soutenus par danone.communities…

 

 

EVE le blog : Pouvez-vous nous parler de quelques projets danone.communities?

© danone.communities

Corinne Bazina : danone.communities intervient dans trois champs : la santé/nutrition, l’accès à l’eau et la distribution.

Je peux par exemple, vous parler de la Laiterie du Berger au Sénégal.C’est parti du constat d’un vétérinaire, Bagoré Bathily, qu’en dépit d’une forte tradition d’élevage laitier par les Peuls, ceux-ci ne vivaient pas de leur production tandis que la population du pays consommait majoritairement du lait en poudre importé. L’enjeu, c’était donc de donner à ces éleveurs un accès au marché local. La « laiterie du berger », dans laquelle danone.communities a investi, a d’abord mis en place un système de collecte du lait puis développé une offre de produits laitiers aujourd’hui disponibles dans plus de 10000 points de vente à Dakar et aux alentours.

 

 

EVE le blog : Et par exemple, un projet en lien avec l’accès à l’eau potable?

© danone.communities

Corinne Bazina : « 1001 fontaines » au Cambodge. Il s’agit là d’apporter de l’eau de boisson saine aux populations rurales sans avoir à attendre que le réseau de canalisations arrive jusqu’à elles, ce qui pourrait prendre encore des décennies. Concrètement et pour faire simple, ça consiste à installer une mini-usine, une sorte de grosse « Brita » filtrante, dans un village. Les communautés locales choisissent un entrepreneur qui gère l’usine et distribue l’eau. Dans ce programme, l’eau de boisson est distribuée gratuitement dans les écoles.

Nous investissons, en partenariat avec une grosse ONG indienne, dans un projet assez similaire en Inde : Naandi Community Water Service.

Sur l’eau, nous avons aussi le projet El Alberto au Mexique, qui a pour particularité d’être partenaire d’une CBU de Danone sous la forme d’un mécénat de compétences. Il a aussi pour signe distinctif d’être tout particulièrement tourné vers l’empowerment des femmes : aujourd’hui, la distribution d’eau dans la région d’El Alberto repose sur un réseau de 200 femmes qui perçoivent un revenu autonome de leur activité.

 

 

EVE le blog : D’autres projets soutenus par danone.communities assument-ils une ambition forte pour l’empowerment des femmes?

© danone.communities

Corinne Bazina : Oui, Jita, au Bangladesh est un réseau de distribution de produits de première nécessité par des femmes en milieu rural.

Ca va beaucoup plus loin que l’autonomie financière qu’elles peuvent tirer de leurs ventes. Au Bangladesh, où les violences conjugales sont fortes et où les femmes sont peu présentes dans la sphère publique, l’accès à une activité rémunérée est une forme d’identité. Et ça nous impose d’engager un vrai dialogue de société sur place, avec les populations : imaginez que des femmes qui ne sortent jamais de chez elles vont désormais aller de village en village, toquer aux portes, entrer en relation avec des « étrangers ». Aussi vrai que ça peut provoquer de vrais bouleversements dans les familles et les communautés, ça va entraîner de vrais changements dans leur position au sein de ces familles et communautés : elles vont prendre confiance, prendre la parole, avoir un poids dans les décisions du foyer.

De surcroît, le projet Jita conçoit ces femmes en véritables auto-entrepreneures : elles s’autonomisent financièrement mais développent aussi des qualités de « manager » de leur propre activité. Jita est un projet très ambitieux, qui impacte déjà 8000 femmes au Bangladesh.

 

 

EVE le blog : L’impact du « social business », ce sont des effets vertueux sur place, pour les populations locales ; mais n’est-ce pas aussi de l’inspiration pour nous, à des dizaines de milliers de kilomètres, là où la question des implications sociales de l’activité économique se pose aussi…

© danone.communities

Corinne Bazina : Votre question me fait penser à la stupéfaction d’un collaborateur bengali qui a récemment fait un voyage en France et qui en est revenu très surpris que chez nous, des gens dorment dans la rue. Il m’a dit quelque chose comme « Je ne comprends pas, je croyais que la France était un pays riche! Et je croyais que quand nous serions un pays riche à notre tour, nous aurions logiquement réglé nos problèmes de pauvreté« .

A votre question, je ferai donc deux réponses : la première, c’est que le social business a aussi ses raisons d’être dans les pays dits développés (et danone.communities investit en France dans un projet de lutte contre la malnutrition des bébés qui touche quand même 15% des nourrissons ici) ; la seconde, c’est que le social business a pour vocation d’interroger partout le sens du business.

Moi, j’ai la conviction qu’un business ne peut être pérenne s’il n’est pas socialement impactant. Mais je suis lucide : nous parvenons à faire évoluer beaucoup de choses au niveau micro, mais nous ne pourrons pas changer le monde à nous tout seul. Il faut un mouvement global. D’ailleurs, il y a un objectif très clairement affirmé de danone.communities : celui d’inspirer, d’être copié, de donner des idées à d’autres… Le social business est une source de sens et d’inspiration, ça va bien plus loin que le fait d’accompagner le développement des « autres », ça interroge dans l’ensemble les façons de créer de la richesse et de la redistribuer.

 

 

EVE le blog : Le social business répond à une demande croissante de sens tout en faisant la démonstration de sa rentabilité et de son efficacité, n’est-ce pas une raison suffisante pour encourager le plus grand nombre au changement de paradigme?

© danone.communities

Corinne Bazina : Je crois que tout en étant optimiste, il faut aussi rester modeste, et notamment, tenir au compte, au-delà de nos convictions, de toutes les dimensions des réalités économiques. Je pense tout particulièrement à la dimension du temps : le social business, ça marche, c’est porteur, c’est effectivement dans l’ordre du bon sens, mais ça ne se fait pas au même rythme que l’économie « classique ». Ca demande du plus long terme, pour le dire clairement.

Alors, ça challenge notre vision du temps et celle du rendement des ressources investies. Le changement de paradigme que vous évoquez ne peut pas se faire uniquement en comptant sur des aspirations, même profondes, ou sur des démonstrations, même de cas de réussite. C’est du changement à l’état pur, ça va avec des transformations des mentalités et des cultures, des visions et des façons de faire et d’apprendre.

En cela, c’est étroitement lié à l’innovation : il faut expérimenter avec à la fois de l’ambition et de l’humilité.

 

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE, avec la complicité de Marisa Guevara et Valérie Amalou

 

 

 

Lire aussi : 

 

– Notre entretien avec Jean-Christophe Laugée, Directeur du Fonds Danone pour l’Ecosystème

– Notre entretien avec Philippe Guichandut, Directeur du développement et de l’assistance technique de la Fondation Grameen Crédit Agricole

– Notre portrait de Bouchra Aliouat, Secrétaire Générale de la Fondation KPMG