Le débat du mois : « censurer » la parole sexiste fait-il progresser l’égalité?

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Le blog EVE ouvre de nouvelles rubriques en cet automne : le chiffre du mois, le livre du mois, l’étude de mois… Et le débat du mois ! Le principe de cette nouvelle rubrique est le suivant : nous vous proposons de faire le point des arguments en présence sur une question d’actualité en lien avec nos thématiques (l’égalité femmes/hommes, le leadership équilibré et partagé, les transformations du travail et des organisations).

 

Pour ce premier numéro de la chronique « le débat du mois », nous vous proposons de revenir sur les discussions engendrées par la décision du Département de l’Education britannique de « bannir » les expressions sexistes des classes et cours d’école.

 

 

Contexte et enjeux du débat

La question des stéréotypes sexistes dans l’éducation n’est pas neuve. De successifs rapports de l’UNESCO depuis les années 1980 et une récente étude du Conseil de l’Europe y sont consacrés, entre autres nombreuses publications. Cette question a fait l’objet d’un vif débat en France au moment du projet des ABCD de l’Egalité piloté par Nicole Abar (ndlr : intervenante à EVE), elle est portée aux Etats-Unis par le programme « Ban Bossy » de Sheryl Sandberg et un collectif d’étudiantes indiennes le mettait à l’agenda des décideurs en juin dernierPartout dans le monde, l’institution scolaire est pointée du doigt comme vecteur de confortation et perpétuation des biais de genre.

Le Royaume-Uni n’y échappe pas, ayant vu plusieurs études paraître sur le sujet au cours des dernières décennies. Ce qui change ce coup-ci, c’est qu’on entend passer à l’action : à la suite de la publication du rapport de l’Institute of Physics qui recommande, entre autres, une vigilance toute particulière sur les « messages sexistes » délivrés (le plus souvent inconsciemment) par les enseignant-es ou tolérés entre élèves, plusieurs parlementaires emmenés par Janice Callow entendent élaborer une sorte d’anti-dictionnaire des mots et expressions à bannir dans les enceintes scolaires. Par exemple « man up » pour « secoue-toi » (qui pourrait se dire « snap out!« ), « you throw like a girl » aux petits garçons qui se montrent par trop inquiets ou prudents, mais aussi « cupcake » pour « mon petit » (jugé non pas sexiste mais condescendant à l’égard de l’enfant). Ce programme d’éradication du sexisme verbal serait mis en œuvre par des professeurs désignés « gender champions«  en charge, dans chaque établissement, de le faire appliquer.

 

 

Côté « pour » : lutter contre les stéréotypes dès le plus jeune âge est une solution privilégiée pour faire évoluer les mentalités.

La proposition suscite des réactions enthousiastes, d’abord chez les personnes convaincues qu’il faut traiter du sexisme à l’équivalent du racisme : il n’y a pas de raison de tolérer les écarts de traitement liés au genre avec plus de complaisance que ceux liés à la couleur de peau ou aux origines. Question de principe.

 

Ensuite, il y a tout le discours sur la performativité du langage qui vient justifier une politique du lexique admissible : le mot n’est pas anodin, il produit de la réaction et de la réalité, comme le démontrait John Langshaw Austin dès le début des années 1960. Et cette réalité, c’est parfois de la souffrance : citons par exemple le chiffre de 92% de femmes estimant que la remarque sexiste entame leur confiance en elles que rapportait récemment notre Rapport EVE & Donzel. On retrouve aussi ici l’esprit de la campagne du réseau SNCF au féminin « plus jamais ça » dont sa Présidente Virginie Abadie-Dalle nous parlait il y a quelques mois et sur laquelle nous reviendrons bientôt.

 

Enfin, il y a la conviction forte chez les défenseur-ses du dispositif britannique (et d’autres projets similaires) que c’est au moment de la petite enfance et à l’école qu’il faut intervenir : quand l’institution scolaire complète le travail d’éducation de l’institution familiale, quand le cerveau est le plus disponibles pour les apprentissages, quand l’enseignement des règles de vie en collectivité est reconnue comme un devoir des adultes à l’égard de l’enfant autant qu’un devoir qu’il doit lui-même remplir.

 

 

Côté « contre »  : non à la police du langage… Et gare à l’obsession du stéréotype, qui n’est (peut-être) pas la cause et la fin de tout le combat pour l’égalité.

En face, on a d’abord ceux qui s’inquiètent d’une nouvelle poussée de politiquement correct : la femme de média Margaret Mountford, par exemple, estime que policer les mots n’a jamais poli les esprits. D’autres vont plus loin encore, estimant qu’en entrant dans une démarche de censure, on va créer du tabou autour du sexisme : après tout, n’est-il pas plus efficace de rendre possible la discussion ouverte sur le sexisme (quitte à supporter d’entendre des horreurs au cours de celle-ci) plutôt que d’en faire un motif de culpabilité?

 

Il en est aussi pour dire que le stéréotype n’est ni le seul sujet ni forcément la question prioritaire de la lutte contre inégalités. Tandis que la majorité des journaux anglais n’aborde que le programme « gender champions », la consultante du cabinet Tes Kaye Wiggins rappelle utilement que les recommandations du rapport de l’Institute of Physics portent sur 8 leviers de réduction des inégalités filles/garçons à l’école : n’oublions pas de renforcer la mixité du corps enseignant, d’encourager la diversité des appétences pour les matières et des projections professionnelles des enfants, de faire davantage le lien entre l’école et les autres espaces de socialisation

 

Enfin, d’aucun-es invitent à relativiser le logiciel de causalité entre stéréotypes et inégalités. Dans le Telegraph, la journaliste Helena Horton convoque une étude de 2013 n’attribuant que partiellement les écarts de rémunération entre femmes et hommes au facteur stéréotype. Le stéréotype n’est donc pas tout le sexisme et, en dépit du fort éclairage médiatique dont il bénéficie, ce ne serait pas nécessairement le nœud gordien de l’égalité. Une réflexion qui rejoint le point de vue de certain-es psys qui considèrent le stéréotype comme « nécessaire »  à la construction d’une identité de soi et d’une vision du monde, et estiment qu’il est vain et contre-productif de lutter contre en tant que tel, mais qu’il faut plutôt travailler sur l’activation des préjugés : comme nous le disait Patrick Scharnitsky lors du dernier séminaire EVE : « il n’est pas grave d’avoir des stéréotypes, ce qui est grave c’est de les utiliser« . Alors, conscience des stéréotypes, oui, mais censure, non? 

 

Et vous, que pensez-vous de la campagne britannique de lutte contre l’expression des stéréotypes? 

 

 

Marie Donzel, pour le blog EVE.