« La mixité et la diversité sont de vraies forces révolutionnaires »

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Rencontre avec Pierre Deheunynck, VP DRH du groupe Crédit Agricole S.A.

 

 

 

Eve le blog : Bonjour Pierre. Vous êtes Directeur des Ressources Humaines du groupe Crédit Agricole S.A. Quel parcours vous y a mené ?

Pierre Deheunynck : Après des études de droit, je suis entré chez BSN (ndlr : devenu le Groupe Danone en 1994) où j’ai exercé diverses fonctions (direction de l’organisation, responsable recrutement, responsable des relations sociales, direction des ressources humaines…) dans plusieurs divisions ou filiales. J’ai ensuite occupé la fonction RH Corporate de Danone. Puis, en 1999, j’ai été nommé DRH de Danone Asie. J’y ai passé 6 ans, une période parmi les plus enthousiasmantes de mon parcours professionnel. Puis je suis rentré en France pour prendre le poste de Directeur Général de l’Organisation et du Développement de Danone. En 2009, j’ai choisi de rejoindre le Crédit Agricole où je suis effectivement depuis cette date, Directeur des Ressources Humaines Groupe.

 

 

Eve le blog : A quel moment dans votre parcours, s’est faite la prise de conscience de l’importance du sujet de la diversité pour les entreprises ?

Pierre Deheunynck : Mon expérience en Asie a été le révélateur. J’y suis arrivé avec des standards européens et j’ai été stupéfait par le profil et le style des dirigeant-es asiatiques mais aussi australiens, sud-africains ou néo-zélandais que j’ai rencontré-es là-bas : des gens qui, en pleine ascension de carrière, vous disent « tiens, je vais faire un break d’un an, je vais voir du pays et vivre de petits boulots » et qui le font, ça vous déboussole un français!

Par ailleurs, au quotidien, dans ma mission de recrutement, j’ai tout de suite compris en arrivant sur place que je ne pourrais pas m’appuyer sur mes repères habituels, que ça ne rimerait à rien de m’en remettre à un CV citant un diplôme dont je ne connaissais pas la valeur ou listant des expériences dans des boîtes que je ne connaissais pas. Il m’a fallu changer de registre et me faire des représentations différentes de la compétence, des qualités, du potentiel, de la carrière

C’est là que certes, j’ai changé de façons de faire mon métier, en intégrant le facteur humain avant tout autre critère ; mais surtout j’ai acquis la conviction que la diversité n’est une contrainte qu’au regard des critères qu’on s’impose pour l’appréhender… Mais qu’elle est vécue comme quelque chose de normal et d’évidemment enrichissant dès lors qu’on sort de ses processus normatifs.

 

 

Eve le blog : Et la question de l’égalité femmes/hommes, de quelle façon vous en êtes-vous emparé ?

Pierre Deheunynck : Quand, à mon retour d’Asie, j’ai pris le poste de Directeur de l’Organisation et du Développement, notamment en charge de la carrière des dirigeants, j’ai assez rapidement reçu la visite de femmes de Danone (dont Catherine Thibaux) qui avaient commencé à adresser la question du plafond de verre dans l’entreprise. On a ouvert un groupe de travail, associant des collaboratrices avec des expert-es invité-es.

La suite, on peut dire a posteriori que c’est déjà la genèse d’EVE : une rencontre avec Franck Riboud qui se sent vraiment challengé sur le sujet et veut tout de suite quelque chose de plus massif qu’un simple plan interne chez Danone, Muriel Pénicaud qui s’implique activement, Anne Thevenet-Abitbol qui commence à chercher une idée avec Christine Descamps

Et ce Programme qui se dessine, avec son leitmotiv très fort « Oser être soi pour pouvoir agir » et sa dynamique qui fait à la fois bouger les organisations et les femmes elles-mêmes. Pour moi, c’est ce qui fait vraiment la différence : on ne fait pas quelque chose pour les femmes, on donne aux femmes les moyens réels de faire, pour changer leur propre destinée et pour changer l’organisation.

 

 

 

Eve le blog : Quand vous quittez Danone pour le Crédit Agricole, vous décidez donc d’embarquer EVE dans vos valises et de faire de Crédit Agricole S.A. un partenaire fondateur de ce programme ?

Pierre Deheunynck : Peu après mon arrivée au Crédit Agricole, Jean-Paul Chifflet est nommé à la tête du groupe et je lui propose d’organiser une rencontre avec Franck Riboud et Muriel Pénicaud. Entre divers sujets qui sont abordés lors de cet échange, Franck Riboud annonce à Jean-Paul Chifflet la création du Programme EVE et lui propose d’en être partenaire fondateur, étroitement associé à la construction de cette initiative inédite.

Jean-Paul Chifflet a été convaincu par les arguments de Franck et Muriel ce jour-là ; mais là où il a vraiment basculé, c’est en se rendant au premier séminaire EVE, en décembre 2010. Pour la petite histoire, c’était un jour de tempête de neige, rallier Evian relevait de l’expédition et comme le séminaire était une première, on ne savait pas exactement à quoi s’en tenir. Finalement, sur place, Jean-Paul Chifflet a été littéralement converti et le jour même de son retour, il me demandait un plan mixité pour le Groupe.

 

 

Eve le blog : Parlons de ce plan mixité, que vous avez conçu avec vos équipes en 2011 et que vous déployez depuis. Quels en sont les fondamentaux ?

Pierre Deheunynck : Le premier des fondamentaux de notre politique mixité, ce sont les objectifs quantitatifs que nous nous sommes fixés en matière de féminisation des équipes et du management, d’égalité de rémunération, d’accès à la formation, aux promotions...

On n’appelle pas cela « quota » mais on est bien dans cet esprit-là et c’est tout à fait délibéré. Je vois personnellement quatre vertus aux objectifs chiffrés :

1/ C’est une nécessité. Vient un moment où pour passer des discours aux actes, il faut se positionner sur du tangible. En matière d’égalité, le nombre ne fait pas tout, mais il fait au moins le premier pas.

2/ Les objectifs chiffrés font gagner du temps. Le sujet de l’égalité avance depuis quelques décennies, mais il avance trop lentement. On ne peut plus attendre que « ça vienne tout seul », il faut donner un coup d’accélérateur en s’imposant des échéances fermes.

3/ L’idée des « quotas » est dérangeante, elle crée chez tout le monde, femmes comme hommes, une forme d’inconfort et oblige chacun-e à se poser la question du pourquoi on n’a pas su y arriver autrement. C’est challengeant, ça met les personnes et les organisations en tension, ça stimule la réflexion et la discussion, et ça crée du débat ; or, tout ceci est indispensable quand ce sont les mentalités qu’on veut aussi faire changer.

4/ Les « quotas » obligent à communiquer. Vous devez expliquer votre politique, donner des arguments convaincants pour la rendre audible et acceptable, faire comprendre pourquoi l’entreprise considère cette question de l’égalité comme stratégique.

 

 

Eve le blog : Et alors, justement, pourquoi le groupe Crédit Agricole S.A. considère l’égalité femmes/hommes comme une question stratégique ?

Pierre Deheunynck : A cette question qui s’adresse à toutes les entreprises engagées en faveur de l’égalité, il y a trois niveaux de réponses qui correspondent à trois étapes de la maturation du discours sur les effets attendus de la mixité.

Le premier, qu’on a vu apparaître il y a une petite dizaine d’années déjà avec les travaux de Ferrary et les études « Women Matter » de McKinsey, c’est l’existence d’une corrélation entre mixité du leadership et rentabilité économique des entreprises. Ça a eu son effet, notamment auprès d’un certain nombre de dirigeant-es mais on constate que c’est un argument à l’efficacité décevante dès lors qu’on descend dans l’organisation. Les managers n’y croient pas vraiment et je rejoins ceux qui doutent de la possibilité de mettre en relation directe la mixité et la performance économique, quand on sait combien celle-ci procède de multitude de paramètres complexes et pour partie conjoncturels.

Le deuxième niveau de réponse, c’est l’idée qu’il faut que l’entreprise ressemble à ses clients et qu’il lui faut donc compter dans ses effectifs une représentation à peu près proportionnelle des « catégories » de la population. Ça me parait également limité, comme approche : d’une part, parce que « représenter » réellement la population ne peut se faire par « catégories » et d’autre part, parce que certes, le client a besoin d’être compris par l’entreprise, mais est-ce que cela passe par le fait de lui tendre le miroir de ce qu’il est ou par le fait d’être à son écoute et d’anticiper ce que seront ses besoins demain?

 

Vous l’aurez compris, les deux premiers niveaux de réponses me laissent dubitatif ; en revanche, je suis absolument convaincu par le troisième qui regarde la mixité comme un levier de transformation de l’organisation. Aujourd’hui, la transformation des entreprises, c’est loin d’être une seule affaire de technologies à intégrer et de process à ajuster, c’est une révolution culturelle. Ni plus ni moins. Toute l’entreprise, toutes et tous ses collaboratrices et collaborateurs sont en situation de devoir changer leurs façons de voir et de faire, leur rapport au temps, à l’espace, au produit, à la clientèle… Et cela à court terme, car même dans nos métiers qui ont traditionnellement eu du temps devant eux, le rythme s’accélère aujourd’hui (en témoignent par exemple le succès du crowd-funding ou des systèmes d’ouverture de compte bancaire express en bureau de tabac).

Je crois que ce mouvement de transformation est l’occasion de mener enfin une évolution qui n’a jamais aboutie jusqu’ici, celle de l’égalité effective entre les femmes et les hommes.

Mais je pense de surcroît que c’est par la mixité et la diversité que cette transformation va se faire, parce que ce sont de puissants leviers de dérangement, de vraies forces révolutionnaires. Pour faire aux femmes, aux jeunes, aux seniors, aux personnes issues de toutes origines la place qu’elles et ils méritent, il n’y a pas d’autre choix que de changer nos façons de recruter, d’organiser, de travailler, de reconnaître, de faire progresser…

 

 

Eve le blog : Sur qui comptez-vous tout particulièrement pour entraîner cet indispensable mouvement de changement ?

Pierre Deheunynck : Tout le monde doit être partie prenante et il est de notre devoir d’embarquer chacun-e dans la transformation. Mais je vois trois leviers essentiels pour emmener le changement.

Le premier, c’est l’implication des dirigeant-es. Elle est acquise chez Crédit Agricole S.A., la participation à EVE étant une des actions officiellement sponsorisées par le leadership du Groupe parmi de nombreuses autres qui réaffirment l’engagement clair de l’entreprise pour une mixité réelle et effective.

Le second levier, ce sont les militant-es. Le succès d’une transformation repose toujours sur la mobilisation de femmes et d’hommes déterminé-es qui ont un effet générateur. Je le dis ici comme je l’ai dit il y a quelques semaines dans mon discours aux jeunes diplômé-es qui ont intégré notre Graduate Programme : « soyez militant-e des causes que vous portez« .

Le troisième levier, c’est le bottom-up : il nous appartient à toutes et tous d’aller challenger nos dirigeant-es pour faire bouger l’organisation.

 

A la veille d’EVE 2015, c’est le message que je veux faire passer à la trentaine de collaboratrices et collaborateurs qui seront à Evian : revenez avec des idéaux, avec des exigences, avec de l’ambition pour faire bouger ce Groupe!

 

 

 

Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE. Avec la complicité de Stéphanie Massart et Clotilde Jardel (groupe Crédit Agricole S.A.).