C’est quoi, le manterrupting?

Eve, Le Blog Egalité professionnelle

Vous êtes en réunion, vous maîtrisez votre sujet, vous avez bien préparé votre prise de parole et vous intervenez pour apporter votre expertise et contribuer à la réflexion collective. Et voilà, un collègue vous coupe la parole ! Vous rebondissez et tentez à nouveau votre coup, bim, il vous la recoupe… Et la re-re-coupe. 

Vous n’êtes pas du genre parano, mais quand même, vous avez un doute : est-ce qu’en tant que femme, on ne vous interromprait pas davantage ? Peut-être bien que si… Et ce phénomène porte même un nom : le « manterrupting ».

On fait le point sur cette notion qui s’est fait une place toute particulière dans les récentes discussions sur l’égalité femmes/hommes.

 

Un soir, au MTV Video Music Awards…

Contraction de « man » et d’ « interrupting », le « manterrupting » se définit comme le fait, pour un homme, d’interrompre une femme pendant sa prise de parole, sans que ce soit forcément pertinent, et parfois carrément pour parler d’autre chose.

L’expression est née en 2015 sous la plume de Jessica Bennett, éditorialiste du Time, pour qualifier l’attitude du chanteur Kanye West faisant irruption sur la scène des MTV Video Music Awards, alors que l’actrice Taylor Swift commençait son discours de remerciement pour le prix qu’elle venait de recevoir. Lui dérobant d’autorité le micro, il lui vole la vedette et lui coupe la chique! Tollé général qui s’ensuit d’une prise de conscience d’un parasitage de la parole des femmes, loin d’être un cas isolé.

Quelques jours auparavant, Sheryl Sandberg et le Pr Adam Grant faisaient justement paraitre dans le New York Times un article intitulé « Why Women Stay Quiet at Work » décrivant le même type de faits dans le monde de l’entreprise. Dans la foulée, nombreuses contributions révèlent que c’est aussi courant dans les médias (voir la vidéo ci-dessous), en politique, dans le monde associatif etc.

Manterrupting, mansplaining, bropropriating…

L’apparition du terme « manterrupting » s’accompagne, dans beaucoup d’articles, d’un retour de la notion de « mansplaining ». Ce concept forgé et instruit par l’écrivaine Rebecca Solnit, en 2008, décrit la situation dans laquelle un homme interrompt une femme pour lui expliquer ce qu’elle sait déjà et qu’elle était parfois justement en train d’exprimer. Souvent vécue par les femmes comme une marque de condescendance, ce comportement, qui ne procède pas forcément de mauvaises intentions, est particulièrement frustrant !

Il existe également une autre nuance du même registre : le bropropriating. Ici, on parle de femmes qui se font déposséder de leurs idées par des hommes qui les reprennent à leur compte. Là encore, il ne s’agit généralement pas de malveillance, mais du résultat de biais inconscients qui entretiennent dans les esprits l’idée que les propos tenus par un homme ont plus de poids, dit l’experte en management Arin N. Reeves.

 

Un sujet à l’agenda des universitaires depuis (au moins) 40 ans

En 1975 : Les hommes 47 fois plus « interrupteurs » que les femmes

En 1975, l’Université de Santa Barbara publiait une étude portant sur 31 conversations entre femmes et hommes qui révélait que les hommes avaient été 47 fois plus souvent que les femmes à l’origine d’interruptions du propos d’autrui. Et que c’était prioritairement les femmes qui en faisaient les frais.

Une « concurrence des sexes » pour les territoires de parole ?

En 1981, le sociopsychologue Geoff Beatie donne à la revue Linguistics un grand article confirmant une situation de « concurrence » des sexes dans la conquête des territoires de parole : les nouveaux enjeux de pouvoir issus de la montée en puissance des femmes dans l’espace public se transposent dans l’espace conversationnel ordinaire.

De véritables enjeux de partage genré de l’expression des idées se font jour, qui révèlent l’existence, d’une sorte de couche isolante du plafond de verre insonorisant la parole des femmes et amortissant leur pouvoir d’influence dans les espaces de la discussion.

Interrompre oui, mais pour dire quoi ?

Au cours de la décennie qui suit, la linguiste Janet Holmes va, elle, instruire les différences femmes/hommes dans le contenu des interruptions de prise de parole : elle met en évidence que, quand les hommes sont majoritairement des « interrupteurs décideurs » qui interviennent pour infirmer, confirmer, disqualifier ou valider le propos d’autrui, les femmes se comportent davantage en « interruptrices complémentaires » qui apportent une information supplémentaire et/ou des éléments de liant (encouragement, soutien, compliment, remerciementà dans la conversation.

Une méta-analyse de 1998, conduite par les professeur.es de psychologie Kristin J. Anderson et Campbell Leaper et portant sur trois décades d’études confirme un phénomène massif et des écarts de genre dans les motifs d’interventions inopinées.

 

L’autocensure des femmes : manque de confiance en soi ou insuffisante légitimité accordée ?

En 2002, les travaux de la chercheuse en sciences du comportement Marianne Schmid Mast indiquent l’existence d’une fonction sociale de la prise de parole : les individus ayant un statut élevé dans la société parlent plus souvent et plus longuement. Elle émet alors l’hypothèse que les écarts de prise de parole entre femmes et hommes résulteraient de leurs différences de statut dans la société.

En d’autres termes, l’autocensure des femmes procèderait davantage d’un sentiment de moindre légitimité à s’exprimer en contexte insuffisamment inclusif que d’un défaut de confiance en soi.

 

 

Une question qui commence à intégrer les politiques mixité des entreprises

Repéré depuis longtemps par le monde scientifique, souvent dénoncé par le monde militant, le manterrupting interpelle aujourd’hui le monde de l’entreprise. En effet, la montée en maturité des politiques d’égalité a entraîné une compréhension de plus en plus fine des freins à l’affirmation des femmes dans le champ professionnel. On sait aujourd’hui que le défaut de mixité trouve ses racines dans des mécanismes complexes et beaucoup de comportements souvent inconscients, quoique profondément installés.

 

C’est à ces freins pour partie invisibles à l’œil nu que l’on doit s’attaquer si l’on veut attirer, retenir et faire progresser autant les femmes que les hommes. Sans compter le fait que laisser les « chapardeurs d’élocution » agir impunément (bien que non intentionnellement), c’est prendre le risque de se priver d’idées intéressantes et/ou de voir des idées déformées, si ce n’est carrément erronées, retenues au seul motif qu’elles auront été amenées par un interlocuteur plus bavard, plus bruyant et plus légitime en apparence.

 

 

Comment faire pour lutter contre le manterrupting ?

Prendre conscience !

Comme toujours en matière de mixité, la conscientisation est essentielle. Sortons du déni ! Un exercice simple permet de prendre pleinement la mesure du « manterrupting » lors d’une réunion, par exemple : nommez un observateur/une observatrice qui comptera les coupures de parole et restituera les résultats chiffrés à la fin de l’échange. Vous pouvez aussi faire ce test chez vous, devant la télévision ou en écoutant la radio.

 

Muscler son écoute et son empathie !

Toute interruption impertinente du propos d’autrui expose l’interrupteur lui-même, mais également tout l’auditoire, à une perte de connaissance et de sens. Pour s’en prémunir, gagnons toutes et tous en qualité d’écoute.

Apprenons à entendre les mots des autres mais aussi les signes non verbaux qui font pleinement partie des conversations. Que l’on soit en position de parler ou bien d’écouter, gardons en tête le point de vue de l’autre, pour entendre d’un côté le besoin de s’exprimer et de l’autre celui d’oreilles attentives. Une bonne technique pour des conversations plus « écoutantes » consiste à pratiquer la « méthode des 3 secondes » : laisser 3 secondes de silence avant de rebondir sur le propos d’autrui. Moins, c’est encore de l’escamotage ; plus, c’est signe de manque de coopération.

 

Le rôle du « chef d’orchestre »

Combattre l’ « interrupting », c’est aussi le rôle du leader. En authentique « chef d’orchestre », il doit s’assurer que toutes les voix portent.

Prenons l’exemple de Glen Mazzara, producteur (notamment de la série The Walking Dead) : bien qu’ayant constitué une équipe de scénaristes paritaire et diverse, il fut interpellé par les femmes de son staff au sujet de leurs difficultés à exprimer leurs idées jusqu’au bout. Bref, elles étaient victimes de « manterrupting ». Réalisant les faits seulement après coup, Mazzara a pris conscience de sa complicité passive quand il laissait les hommes faire et accordait plus de crédit à leurs paroles. Il a alors décidé d’instaurer le « no interrupting » dans toutes ses réunions : chacun.e bénéficie d’un temps complet d’exposé, à l’issue duquel est ouvert le débat critique, avant qu’on décide ensemble de passer au sujet suivant.

Travailler la posture et affirmer son droit à la parole

En situation de « manterrupting », il n’est pas interdit de faire montre d’assertivité. C’est même tout à fait recommandé. Quand on vous coupe la parole, vous êtes parfaitement fondée à protester. Courtoisement mais fermement : je te prie de m’excuser, je termine et te laisserai répondre après !

Si le problème est récurrent, pourquoi ne pas aborder avec toute l’équipe, dans un esprit co-constructif, les règles du jeu de la conversation. Les tours de parole, ça s’organise !

Jouer la carte de la solidarité

Et si à la manière du staff féminin d’Obama, nous utilisions la stratégie de l’amplification ? On explique : les femmes du cabinet du Président avaient pris la très bonne habitude de répéter systématiquement ce que l’une d’entre elles exprimaient, jusqu’à ce que le sujet soit à l’agenda de la discussion, permettant de concentrer toute l’attention du groupe sur l’idée émise. Une technique redoutablement efficace qui de l’aveu même d’Obama a donné une nouvelle dynamique aux échanges dans son équipe.

 

 

Elina Vandenbroucke et Marie Donzel, pour le webmagazine Eve. Sur une suggestion d’Anne Thevenet-Abitbol.

Comments 2

  1. Merci pour cet article. Je viens d’apprendre un nouveau mot qui va m’être utile : je coache de nombreuses femmes cadres supérieures et dirigeantes et ce double constat – interruptions systématique et « subtilisation » des idées – revient très régulièrement dans leurs propos.

  2. Pingback: C’est quoi, le manterrupting ? | Pratique...

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