Vous avez dit « nudge » ?

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Parmi les théories en vogue sur l’engagement, le « nudge » fait déjà figure de classique. Mais de quoi s’agit-il exactement ? D’où vient cette méthode qui a emballé l’ancien Premier ministre britannique David Cameron et l’ex-Président des États-Unis Barack Obama, entre autres dirigeant·e·s du monde politique comme du monde économique ? En quoi cela consiste ? Et pour quelle efficacité ? Quelles critiques le « nudge » suscite à présent qu’on a quelques années de recul sur sa mise en application dans les organisations ? La rédaction du webmagazine EVE fait le point.

Quand contraindre, sanctionner et récompenser montrent leurs limites

Pourquoi, mais pourquoi le carotte et le bâton, ça ne marche pas ? En tout cas, pas sur le moyen-long terme et surtout pas pour engager authentiquement dans un ambitieux projet de transformation ! Pourtant, un individu rationnel ne devrait-il pas comprendre que son intérêt est d’un côté d’obéir aux ordres pour éviter les sanctions et de l’autre côté d’agir dans le bon sens pour obtenir récompense ?!! Oui, mais voilà, la rationalité n’est pas le seul paramètre de nos prises de décisions. Il se pourrait même qu’elle n’en soit pas le facteur majeur.

Nos comportements procèdent d’une foule de motifs croisés et d’influences inconscientes, depuis les stéréotypes qui confortent une vision satisfaisante du monde jusqu’aux habitudes qui font oublier la raison d’être de nos actes, en passant par les réflexes grégaires de suivisme, l’effet Ringelmann de « paresse sociale » ou les « pensées magiques » qui permettent de parier que d’une façon ou d’une autre tout va s’arranger. Ainsi, on peut bien vous sensibiliser, à grands renforts de discours savamment argumentés, que lutter contre le changement climatique, les incivilités chroniques ou le sexisme ordinaire, repose aussi sur vos actions au quotidien, il se peut que vous en acquériez la conviction sans parvenir à modifier concrètement vos façons d’agir. Alors, gare aux dissonances cognitives et au bloc de sentiment de culpabilité qui va avec ! Et si c’était parce qu’on ne vous adresse pas les messages de la bonne façon ?

De l’art d’orienter l’attention

En 2008, l’économiste Richard Thaler et le juriste Cass Sunstein font paraître l’ouvrage Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision. Renouant sans complexe avec l’idée de paternalisme qu’ils investissent des apports de la recherche en psychologie sociale et en économie comportementale (notamment des travaux du Nobel Daniel Kahneman sur le « cerveau rapide » et le « cerveau lent »), ils développent l’idée qu’il suffit d’un « coup de pouce » (nudge) pour orienter une décision dans la bonne direction, sans pour autant priver l’individu de la possibilité de faire d’autres choix.

Prenons un exemple concret retenu par les auteurs : à la cantine, vous avez le choix entre le burger-frites-mayo et le poisson-vapeur-petits-légumes. Imaginons que vous êtes parfaitement au courant que le second menu est préférable pour votre santé mais que personne ne vous regarde de travers (pas même votre petite voix intérieure) si vous optez pour le premier. Où ira votre préférence ? Tout dépend, répondent Thaler et Sunstein, du parcours qui vous mène à l’un ou l’autre.
S’il est plus simple et plus confortable de vous diriger vers le poisson-vapeur (file d’attente moins longue, plat chaud sans avoir à passer par la case micro-ondes, choix de vos collègues pour le même repas, pas de nécessité de trier vos déchets avant de rendre votre plateau…), il vous faudra alors exprimer plus de détermination pour préférer le burger décongelé et son triste buisson de frites molles proposé dans ce coin sombre du self où sévit du personnel acariâtre que pour opter pour l’assiette « healthy » ! Bref, en nudge, on ne vous prive de rien, on ne vous force à rien mais il y a des expériences plus sympas à vivre que d’autres.

Proposer une expérience séduisante pour influencer les comportements

Divers exemples de « nudge » ont démontré l’efficacité de la méthode qui consiste à proposer une expérience séduisante pour transformer des comportements.

Par expérience séduisante, on peut citer :

  • Un dispositif de simplification : en paramétrant l’impression recto-verso par défaut sur tous les photocopieurs, l’Université de Rutgers, dans le New Jersey a économisé 7 millions de feuilles de papier en un semestre.
  • Un dispositif ludique : en collant un petit autocollant symbolisant une mouche au fond des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam, on a pu réduire de 80% les frais de nettoyage des WC. Eh oui, ces messieurs visent mieux quand ils vivent le soulagement d’un besoin naturel en « shoot them up game » ! Autre exemple : pour encourager l’exercice physique, des « piano stairs » ont été installés à côté des escalators dans certaines stations de métro de Stockholm. Grimper à pied pour composer votre mélodie, c’est plus rigolo que de pester contre celui qui ne tient pas bien sa droite dans l’escalier mécanique !
  • Un dispositif challengeant : en affichant l’évolution en temps réel du taux de recyclage des déchets dans un quartier, la ville de La Verne aux États-Unis a réussi à créer une sorte de grand concours de tri sélectif entre habitant·e·s ! Et hop, près de 20% d’augmentation du recyclage des déchets dans le quartier. Autre exemple : l’appli « safest driver » proposée par la ville de Boston vous permet de concourir pour le titre de meilleur·e conducteur/trice de votre communauté en gagnant des points quand vous avez une conduite responsable, tandis que vous perdez des places au classement général si vous consultez votre smartphone au volant. Ce n’est plus du gendarme dont vous avez peur, mais de ne pas être la/le meilleur·e !

Influence ou manipulation ? L’éthique du « nudge » en question

Applaudi quand il favorise efficacement les comportements responsables, le nudge pose aussi question… Quand se profile la perspective qu’il soit employé à des fins moins nobles que la protection de l’environnement, l’amélioration de la santé ou la promotion du civisme. En effet, « l’économie comportementale » telle qu’elle a été théorisée par Khaneman et appliquée à l’action sociétale et aux politiques publiques par Thaler & Sunstein ne pourrait-elle pas influencer des comportements négatifs, voire délétères ?
La chercheuse en psychosociologie Theresa Marteau, qui a pour principal sujet d’étude les évolutions des comportements en matière de santé et d’addiction, a ainsi démontré que les techniques du nudge appliquées (avec un certain cynisme) au marketing de la distribution d’alcool avaient pu contribuer à augmenter la consommation d’adolescent·e·s, parce qu’ils avaient permis de contourner les dispositifs légaux interdisant l’incitation dirigée vers les jeunes publics.

Car s’il n’est pas conçu pour la manipulation, le nudge s’appuie malgré tout sur les « failles décisionnelles » des agents, souligne le mathématicien et philosophe expert de l’éthique appliquée Adrien Barton. Ce qui signifie d’une part que la personne « nudgée » ne prend de meilleures décisions qu’à condition d’être influencée dans le bon sens, mais surtout qu’elle n’est pas autonomisée dans sa capacité à prendre ses décisions.

Cette tension entre « nudge » et empowerment est au cœur de la critique du philosophe Luc Bovens qui perçoit un risque d’infantilisation, voire de déresponsabilisation, dans ce système d’influence paternaliste.
On obtient en effet, par l’approche nudge, des changements de comportement circonstanciés, on peut même remplacer de vieilles habitudes par de nouveaux réflexes, mais on ne fait que très peu mûrir les consciences.
Quid, en ce cas, de la transférabilité du comportement acquis, par exemple en matière de réduction de la consommation d’électricité, dans d’autres champs de la responsabilité de l’individu par rapport à son environnement ? Le forme-t-on à une vision écosystémique des impacts de son action ?
Lui permet-on d’accéder à une forme d’alignement entre convictions et comportements dans l’ensemble de ses activités ?

Pour une inscription raisonnée du « nudge » dans l’arsenal des raisons d’agir

Ne jetons cependant pas le bébé avec l’eau du bain ! La critique du nudge alerte sur ses limites en tant que politique globale et invite à prendre de la distance avec l’idéologie de « paternalisme libertarien » de ses fondateurs, laquelle voudrait notamment que l’on renonce à toute forme de mesure contraignante (obligations, interdictions, sanctions…) pour ne jouer que de « soft power ». Cette critique ne remet cependant pas en cause sa pertinence en tant que technique, parmi d’autres, pour concrétiser des changements de comportement appelés par des projets vertueux.

Le nudge peut alors prendre sa juste place dans une diversification des moyens d’engager les individus dans le processus de changement, aux côtés de la contractualisation des règles de vie en collectif, de la sensibilisation aux biais décisionnels, de la formation aux soft skills, de la construction d’une culture de l’inclusion et des responsabilités partagées…

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE

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