En débat : faut-il en finir avec « au féminin » ?

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Leadership au féminin, entrepreneuriat au féminin, business au féminin, sport au féminin… Le qualificatif « au féminin » s’est imposé au cours des quinze dernières années pour porter le sujet de la place des femmes dans des environnements où elles n’étaient pas suffisamment présentes, visibles et/ou reconnues. Mais aujourd’hui, l’expression fait grincer les dents de certain·e·s. Alors, faut-il en finir avec le « au féminin » ? On ouvre le débat.

Des femmes, de la féminisation, de la féminité…

Les bonnes intentions d’une expression

Derrière « au féminin », il y a de bonnes intentions. Celle, pour commencer, de souligner que les femmes existent et ont partout leur place dans l’économie et la société, en politique et dans le sport, dans l’art (pas seulement en tant que muse) et au pouvoir.

Autre bonne intention : faire valoir que la « diversité des points de vue » est une richesse ; argument qui aura permis de convaincre plus d’un·e que se passer de mixité est a minima du gâchis de la moitié des forces humaines.

Troisième bonne intention : apporter aux femmes elles-mêmes des garanties symboliques qu’aller vers des terrains semblant appartenir aux hommes ne revient pas à sacrifier sa « féminité ».

Ce que « féminiser » veut dire

En même temps que l’expression « au féminin » se répand, on assiste aussi à une évolution de l’usage d’un verbe : « féminiser », qui va peu ou prou signifier à partir des années 2000  « faire de la mixité ».

Mais dans son acception originale, « féminiser » signifie donner un caractère féminin à quelque chose. Dès le XVIIè siècle, on l’utilise ainsi pour évoquer les mots qui s’accordent en genre dans la langue française. On l’emploie aussi pour parler des hommes qui se travestissent et par extension pour tout ce qui prend des attributs réputés féminins, qu’il s’agisse d’atours (du vêtement coloré aux cheveux longs en passant par diverses « coquetteries » d’apparence), de comportements, de postures, de traits de caractère… La « valence différentielle » des sexes aidant, la féminisation est alors volontiers assimilée à l’affaiblissement si ce n’est au châtrement (rhétorique de la décadence associée à la féminisation des sociétés toujours usitée par certains courants du masculinisme).

Mais la vapeur s’inverse quand, au tournant du millénaire, il faut promouvoir la parité en politique puis dans les instances décisionnaires de l’économie et de la société. Féminiser, ce n’est alors plus défaire le masculin, mais accélérer les progrès de l’égalité, ou à tout le moins œuvrer à un certain équilibre des genres. Car en effet, sous ses apparences assez neutres, la notion de « féminisation » n’implique pas nécessairement l’égalité… Voire contient en soi un présupposé essentialiste, qui veut que le point de vue des femmes et celui des hommes soit différent par nature. Alors, toujours pour rendre la mixité acceptable, on entend valoriser cette différence réputée aussi fondamentale qu’indépassable.

Les « vertus » de la féminité ?

La féminité se repositionne alors en valeur : on met en exergue foule de stéréotypes positifs associées au « féminin ». L’altruisme, le sens de l’organisation, l’esprit de coopération, l’humilité, la douceur, le « care », l’empathie, l’intelligence émotionnelle et relationnelle (et le prétendu « cerveau droit » qui y préside) etc.

Et cela produit des attentes : des femmes, d’accord, mais d’abord « si elles sont compétentes » (sans quoi, ce serait de la « discrimination positive, qui est d’abord une discrimination », dit-on) et surtout si elles « apportent » quelque chose de différent. Ainsi, la parité en politique ou la « féminisation » des instances dirigeantes voulue par la loi Copé-Zimmerman se mettent en place avec une petite musique de fond qui fredonne l’air d’un renouveau du pouvoir. Mais évidemment que, de la même façon que ce n’est pas en changeant de capitaine qu’on change un ferry en voilier ni un optimiste en porte-avion, il n’y a aucune raison pour que le pouvoir se transforme à la faveur de sa « féminisation ». Mais celles qui prennent place aux commandes sans donner raison à cet espoir font les frais de la déception collective : « elle est comme un mec… Non, pire qu’un mec ! Si c’est ça le pouvoir « au féminin », merci bien ! ».

L’effet de spécification : un ancrage sexiste

Face à un silencieux générique, un manifeste spécifique

Au féminin, seront aussi le football à l’approche de la Coupe du Monde, les réseaux portant le sujet de la mixité en entreprises, l’entrepreneuriat, le mentoring, le management & le leadership…

Et ça commence à faire grincer des dents. Le « sport au féminin » agace dans les rangs des femmes du mouvement sportif qui rappellent qu’elles pratiquent la même discipline que les hommes, avec les mêmes règles du jeu, mais que personne n’a besoin d’ajouter « au masculin » pour parler de foot quand ce sont des hommes qui prennent le terrain. Même topo parmi un certain nombre d’entrepreneures qui s’irritent qu’on leur pose systématiquement des questions sexo-spécifiées, aussi bien à la banque (« alors, comme ça, vous créez une entreprise pour avoir des horaires plus flexibles ? c’est très chouette ce mouvement des mompreneurs ! ») qu’en plateau média (« pensez-vous qu’une femme cheffe d’entreprise ait des qualités à part ? », « comment faites-vous avec vos enfants ? »).

Ce que soulignent ces irritants, c’est la persistance d’une spécification du féminin qui fait asymétrie à l’universalité par défaut du masculin générique. Autrement dit : les hommes peuvent représenter toute l’humanité, les femmes en sont considérées comme une catégorie.

« Au féminin », excluant pour les hommes ?

Quand certain·e·s militant·e·s de l’égalité de genre s’agacent de la spécification de ce qui est féminin ; d’autres sont en revanche heurté·e·s par l’idée qu’on construise des espaces-temps (apparemment) réservés aux femmes. C’est l’un des reproches les plus couramment adressés aux « réseaux mixité » des entreprises qui, même quand ils déclarent non seulement « accepter » les hommes mais vouloir les attirer dans ces instances, peinent à réaliser la mixité en leur sein. Et leur est fréquemment adressé que cette dénomination « au féminin » fait obstacle à la projection des hommes dans le projet.

Les plus intègres se saisissent de cette occasion du débat pour dire que précisément, leur travail vise à mettre en exergue que les femmes sont quotidiennement des ambidextres du genre, appelées à se projeter dans le masculin générique pour accéder à l’universalité et à l’égalité des chances et qu’il serait utile que les hommes fassent l’expérience de cet effort de projection. Les plus pragmatiques prennent acte du fait qu’il est plus difficile pour un homme de se reconnaître dans quelque chose d’estampillé « au féminin » que pour les femmes, habituées dès l’enfance, de se sentir concernées par quelque chose qui porte la marque du masculin.

« Au féminin », un éloge de la sororité ? 

Et puis, il y a celles et ceux qui ne voient pas d’inconvénients au caractère possiblement excluant d’un « au féminin » qui produit de l’entre-soi des femmes. Vu de loin, cela peut sembler improbable si ce n’est radicalement discriminant, comme sont regardés avec méfiance les mouvements qui ne rassemblent que des personnes racisées ou LGBT+. Mais à y regarder avec plus d’attention, les sociologues des « cultural studies » constatent que les dynamiques ne sont pas les mêmes dans un groupe plus ou moins stigmatisé selon qu’il est ouvert ou fermé aux « insiders ». Dans le cas où il est fermé, la parole se libère avec une certaine aisance, les enjeux de pouvoir internes s’expriment et mettent en évidence la diversité des points de vue d’une communauté qui se trouvent dilués quand il faut faire front commun, les conflits trouvent à se résoudre par la montée en confiance des individus et du collectif qui en ressortent mieux armés pour faire face à d’autres adversités…

Dans le cas où la communauté est ouverte à celles et ceux qui n’y appartiennent pas par identité, un effet de « centralité » peut s’exercer comme par exemple quand un groupe de femmes va rechercher l’approbation des rares hommes en présence pour guider son plan d’actions (ou un collectif de personnes racisées se concentrer sur les réactions des caucasien·ne·s bien intentionné·e·s qui participent à ses échanges pour savoir jusqu’où il est « acceptable » par la société d’entendre sa voix) ; ce qui d’une part peut partiellement censurer ses ambitions, d’autre part ré-ancrer chacun·e dans ce que son identité représente et enfin biaiser le propos.

Alors, pour celles et ceux que n’intéressent pas une mixité construite depuis la norme dominante, « au féminin » peut signifier qu’aussi longtemps que la sororité se regardera comme une sous-fraternité. Alors, tout l’enjeu est de savoir de qui vient l’ « au féminin » : de celles et ceux qui assignent les femmes à la féminité ou de celles qui « retournent le stigmate », selon le mot du sociologue Erving Goffmann, pour faire acte de mise en visibilité et d’empowerment.

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE