Un concept à la loupe : les minorités actives

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Si on vous dit « minorités actives », il y a de fortes chances pour que vous pensiez d’emblée aux acteurs et actrices de l’hasthivisme qui portent les messages des droits des femmes, des LGBTQI+, des populations racisées etc. Et vous n’auriez pas tort : les « minoritaires » ont fait des réseaux sociaux un espace d’expression et d’action qui les rend plus visibles, permettant faire remonter les problématiques d’inclusion dans l’agenda médiatique, politique et économique. Mais la dynamique de « minorités actives » n’est pas si simple qu’il y parait. Alors, on fait le point sur ce concept : son histoire, sa théorisation, ses applications contemporaines, les critiques qu’il suscite…

Avant « les minorités », l’état de minorité

Si la notion de minorité est aujourd’hui incontournable dans la conversation sur  la mixité et l’inclusion, elle est relativement récente dans l’histoire des idées. Au XVIIIè, la notion de minorité est employée pour évoquer la diversité des groupes religieux. Pour le reste, la minorité se définit jusqu’au début du XXè siècle avant tout comme l’état de dépendance dans lequel se trouve l’individu quand il est enfant ou bien arrivé à l’âge adulte mais en incapacité de se prendre en charge.

Une certaine confusion dans le récit politique républicain s’installe : contre la loi du plus fort ou le pouvoir du plus noble, la légitimité conçue par les États généraux de 1789 procède du « fait majoritaire », c’est à dire de la capacité à rassembler le plus de soutiens dans son camp. Sont minoritaires ceux qui représentent le moindre nombre d’adhérents. Sauf que dans l’Assemblée, les « minoritaires » se gardent bien de se nommer ainsi : ils sont « l’opposition » ! Et c’est bien compréhensible que l’on se refuse, dans l’arène politique, à prendre le nom de « minorité » puisque précisément, les personnes en état de minorité (c’est-à-dire « en incapacité ») n’ont pas été autorisées à participer au scrutin… Parmi ces mineur·e·s : les femmes !

Une ambiguïté biaisant les débats sur les principes fondamentaux de la République

A l’époque, les non-citoyen·ne·s (femmes, non-nationaux, « indigènes » des colonies…) ne jouissent pas des droits que fait la promesse républicaine. Ils vont alors devoir se battre pour devenir des égaux et être pleinement inclus dans la société. Mais les revendications de ces « minorités » sont regardées avec suspicion. A chaque fois qu’elles vont faire valoir « en tant que » femme, « en tant que » non Blanc·he·s, « en tant que » non-chrétien·ne·s etc. l’accès aux mêmes droits que le citoyen institué, on leur opposera volontiers le risque d’une communautarisation en contradiction avec l’indivisibilité de la République.

Énorme quiproquo puisque la demande première de ces « minorités », c’est précisément de compter pleinement dans l’universel, de ne plus en être telle ou telle sous-catégorie spécifiée par son genre, sa couleur de peau, ses origines, sa religion, ses mœurs, son état physique, sa condition économico-sociale etc.

Mais voilà qu’on entre dans un débat sur la méthode : pour que chacun·e soit l’égal·e de l’autre, faut-il faire déni des inégalités ou au contraire les dénoncer ? La philosophie ne tranche pas sur le fond, mais la sociologie qui s’installe en discipline à partir des années 1890 penche plutôt du côté d’une nécessaire mise en évidence des travers du fait majoritaire.

De la minorité passive à la minorité active, en passant par la minorité nomique

Mais au fait, comment se comportent les « minorités » face à ce fait majoritaire ? Le psychosociologue Serge Moscovici, auteur de Psychologie de minorités actives, distingue trois grandes attitudes :

  • Une première attitude est « passive » : le groupe minoritaire ne se conçoit pas en tant que tel, ne fait pas cohésion et ses membres feront volontiers déni des désavantages (ou plus rarement, des privilèges, dans le cas de minorités nanties) liés à leur condition.
  • Une seconde attitude est dite « nomique » : le groupe minoritaire se réfère aux règles de la norme, soit pour s’y conformer (par exemple, dans une volonté assidue d’intégration) soit pour la contester (par exemple, avec des expressions et actions ouvertement protestataires).
  • La troisième attitude est celle de la minorité active : celle-ci est consciente de sa condition de minorité et de l’influence que la norme sociale exerce sur elle en la positionnant en marge. Le groupe majoritaire la reconnait aussi… Et s’y intéresse. Car cette minorité active lui apporte de la « différence » et à ce titre, contribue à dynamiser la société toute entière. C’est même le principal vecteur des transformations : en mettant la norme au défi de ses pesanteurs, de ses contradictions, de ses résistances aux mutations, la minorité active pousse les murs des règles en place, oblige les modèles sociaux à se rénover, les us et habitus à se remettre en question. Bref, en langage managérial contemporain : elle challenge !

La minorité active au piège de sa position de « challenger du système » ? Quelle inclusion pour les « différent·e·s » ?

Tout en « soft power », le rôle de la « minorité active » est indéniable. Mais cette dynamique fait-elle réellement bouger les lignes de l’inclusion ?

En effet, être le « différent utile » à la réforme de la norme, c’est par définition être et rester positionné hors de la norme. « Invité » à la table où l’on discute des règles du jeu et on l’on joue sa partition sociale, on n’y a pas vraiment son rond de serviette. Car si le « privilégié » concède à des évolutions du système au bénéfice d’innovations nécessaires et/ou profitables, il ne se tire pas non plus une balle dans le pied en renversant la norme par laquelle il a accédé à ses privilèges.

Cette critique marxisante du modèle proposé par Moscovici va amener le psychosociologue à préciser, à partir des années 1980, notamment au travers des différentes rééditions de son ouvrage Psychologie sociale des relations à autrui, la notion d’altérité. C’est en effet là qu’est le cœur d’une dynamique vertueuse et équitable de co-influence entre les bénéficiaires de la norme et les « minorités actives » qui bousculent cette norme. Il faut sortir de la dialectique « normé » versus « différent » pour entrer dans une logique d’inclusion : la co-reconnaissance de l’autre, en tant qu’individu mais aussi en tant que représentant·e d’un sociogroupe. Ce que nous sommes tou·te·s, avec une conscience d’autant moins aiguë de notre inscription communautaire que les communautés dont nous sommes membres sont proches de la norme sociale. En d’autres termes, plus on est proche de la norme de par ses façons de vivre, ses opinions, ses croyances, ses marqueurs d’identité, plus on a le sentiment de représenter l’universel. Et inversement, plus on est éloigné de la norme sociale, plus on se perçoit en minoritaire, au risque de l’exclusion perçue et/ou vécue.

Quelles conditions à l’empowerment de (et par) la minorité active ?

A partir de là, la question est celle des conditions nécessaires à ce que l’on ne se positionne plus en « différent » mais en « autre ». Une synthèse des travaux de Moscovici nous indique deux facteurs clés de ce que l’on nomme aujourd’hui l’empowerment (et que l’on peut traduire par « autonomisation & participation ») :

1/ La conscientisation : les représentant·e·s d’une minorité (au sens de sociogroupe plus ou moins écarté de la norme) doivent accéder à la lucidité sur leur condition et à la compréhension des mécanismes sociaux qui sont à l’œuvre dans celle-ci (par exemple : les causes du plafond de verre, les systèmes d’autocensure, etc.). Sans qu’ils/elles soient forcément des « militant·e·s de la cause » de leur sociogroupe, leur propre conscientisation doit infuser les consciences d’autres sociogroupes.

2/ La masse critique : la conscientisation, c’est aussi l’acceptation du sentiment de « faire groupe ». Il ne s’agit pas de s’en remettre à une communauté figée et exclusive d’autres appartenances, mais de se reconnaître dans un « commun » face à des situations données. Pour illustration : en tant que femme, on appartient à un sociogroupe davantage exposé au risque de heurter le plafond de verre ; faire commun avec les autres femmes sur cet enjeu ne réduit pas l’individu à son seul genre féminin ni ne l’oblige à endosser une solidarité invariable envers toutes les autres femmes ; en revanche, c’est en faisant commun avec les autres femmes sur la question du plafond de verre que l’on va échapper au satané syndrome de la schtroumpfette et pouvoir constituer une force massive appelant à la transformation des règles du jeu, et de ce fait, bousculer la norme.

Cet effet « masse critique » repose avant tout sur de l’inclinaison culturelle. Cependant, un certain nombre de travaux en ont tenté l’évaluation chiffrée : l’ensemble de ces études s’accordent sur un taux d’au moins 30% de « différent·e·s » dans un collectif « normé » pour produire une dynamique d’inclusion. Néanmoins, l’interprétation de ces chiffres prête à discussion : parfois compris comme « Si j’ai 70 hommes blancs hétéros d’âge moyen dans la salle, il faut que je me trouve 30 autres profils : donc quelques femmes, quelques jeunes, quelques juniors, quelques seniors, quelques personnes au teint mat etc. ». Ce qui n’est évidemment pas de nature à produire l’effet « minorité active ». Il s’agit donc bien de traiter des « différences » non pas comme d’un ensemble fourre-tout de ce qui n’est pas « la norme » mais bien comme une série d’enjeux interrogeant « la norme » aux diverses chevilles de sa construction.

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE

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