En débat : qui a peur du woke (et pourquoi) ?

eveprogramme Actualité, Dernières contributions

Le terme « woke » revient régulièrement dans les débats ces temps-ci, notamment quand il s’agit de questions d’égalité. Souvent avancé pour dénoncer des excès ou des dangers, le terme importé du langage militant des US décrit-il effectivement un fanatisme justicier ou bien est-il un épouvantail du conservatisme ? On fait le point sur les enjeux du débat.

 

Le wokisme, c’est quoi ?

Le wokisme tire son étymologie d’un terme d’argot afro-américain remontant au XIXè siècle, dérivé du verbe « wake », pour « réveiller ». Il se pense à l’origine comme un mouvement visant à ouvrir les regards et éveiller les mentalités sur tout ce que l’histoire officielle ne dit pas, que ce soit par omission volontaire quand il s’agit de pages sombres, par oubli révélateur de schémas de pensée excluants ou discriminants, par déficit de considération de certaines catégories de la population et/ou par effets de survalorisation d’autres. En rappelant que telle figure célébrée n’a pas eu que des comportements exemplaires ; que telle période de l’histoire n’est pas qu’héritage glorieux mais charrie aussi son lot de violences ; que telle œuvre n’est pas qu’expression artistique mais témoigne aussi d’une vision possiblement problématique, le wokisme est d’abord une invitation à se questionner sur nos repères, à accéder à la lucidité, à faire place à la diversité des points de vue.

 

Quand le « wokisme » est accusé d’attaquer les valeurs républicaines

Souvent qualifié d’idéologie, soupçonné de faire le lit du communautarisme ou à tout le moins d’orchestrer une censure politiquement correcte et de nourrir la « cancel culture », le wokisme est décrié en tant qu’extrêmisme anti-raciste et/ou pro-féministe et/ou LGBTQI+ et/ou intersectionnel… Le « wokisme » ainsi pointé du doigt s’accorde volontiers avec les idées de « tyrannie des minorités », de « racisme anti-blancs », de « sexisme inversé », de « militantisme paranoiaque »…

Ce qu’entendent les détracteurs de la « culture woke », c’est notamment protéger les principes et valeurs de la République et de l’universalisme face à la montée, réelle ou supposée des revendications dites identitaires. Selon les défenseurs de l’universalisme, l’égalité en droit a toute sa place comme principe, l’égalité des chances est un devoir partagé entre une société offrant des opportunités au plus grand nombre et des individus méritants qui savent les saisir, l’égalité effective ne saurait se réaliser en favorisant les un·e·s par rapport aux autres (discrimination positive) et encore moins en défavorisant les « privilégié·e·s »… `

Pas question non plus de laisser des groupes sociaux se constituer en communautés agissantes, qui auraient l’intention (et le pouvoir) d’influencer le collectif réputé neutre de la majorité historiquement instituée. Ainsi les pourfendeurs du wokisme se méfient-ils de ce que des « lobbys » fassent pression sur les institutions (le législateur, les administrations, l’hôpital, l’école, la justice, les entreprises, l’édition, les médias, les marques…) pour faire évoluer le cadre en direction de leurs besoins et désirs. Une entorse au contrat social, pour les plus rousseauistes qui s’inquiètent de l’altération de la puissance de la volonté générale quand les intérêts particuliers ou « de communautés » se font valoir. Inutile de rétorquer à ces puristes de la philo des Lumières qu’accorder des droits supplémentaires à certaines catégories ne pose aucun problème quand ça ne prive pas les autres de droit : pour Rousseau, l’inflation règlementaire nuit à l’équilibre du contrat social en ce qu’elle favorise l’illisibilité des grandes règles communes s’imposant à tou·te·s les citoyen·ne·s. Autrement dit, quand la carte est trop riche d’attentions aux particularismes, personne ne s’intéresserait plus au menu !

 

Quand l’universel ne l’est pas tant que ça…

Sauf que le « menu » ne convient pas à tout le monde… Pas par goût, préférence ou caprice, mais parce que des ingrédients du contrat social tel qu’il ne s’est pas forcément adapté aux évolutions de la société et des mentalités les discrimine de fait, voire leur fait violence. Il ne s’agit généralement pas de la part formelle et contractuelle du droit qui est en cause, mais de l’ensemble des règles non écrites et du fonctionnement informel des institutions. Quoique non illégales, ces pratiques institutionnelles mettent à l’écart certaines catégories de la population et en survalorisent d’autres…

… Au risque, en plus de créer de la perte de chance pour ceux qui demeurent dans l’ombre de l’Effet Matthieu/Matilda de leur faire violence s’il appert que les figures légitimées par la société sont ­— ou ont été —  leurs oppresseurs patentés ou ceux de leurs aînés. Ainsi, des figures historiques comme Christophe Colomb (hier statufié pour avoir « découvert » l’Amérique et aujourd’hui déboulonné pour être considéré comme à l’origine du génocide des Amérindiens), Colbert (réputé grand artisan du rayonnement de la France… Mais dont le fâcheux « Code noir » symbolise le sombre passé esclavagiste du pays) Leopold II (un roi apprécié de beaucoup de Belges… Mais dont d’autres retiennent le passé de colonisateur impitoyable), sont aujourd’hui cibles du wokisme. Continuer à les célébrer, en maintenant des rues, des établissements scolaires, des statues à leur nom et à leur gloire, ce serait comme gifler publiquement les descendant·e·s de leurs victimes et préférer un récit national encensant des repères héroïsés plutôt que de regarder en face une histoire plus complexe, faite de violences, d’injustices, de génocides omis ou cachés par les erreurs de ceux qui l’ont narrée ou par la volonté idéologique de ceux qui ont eu intérêt à tresser des couronnes de laurier aux représentants de leur vision de la grandeur.

 

Quel mal à être « éveillé » et à réveiller nos consciences ?

Car ce que le wokisme entend d’abord faire émerger à la conscience collective, c’est l’ensemble des fondements narratifs, imaginaires et culturels d’une société inégalitaire. Comment en puisant ses racines civilisationnelles dans l’antiquité gréco-latine, l’Europe ne se serait jamais complètement débarrassée d’un héritage esclavagiste. Comment en sanctuarisant l’esprit des Lumières, on légitimerait insidieusement la trace misogyne des pensées d’un Voltaire ou d’un Rousseau. Comment en considérant l’universalisme comme un facteur d’émancipation pour tous partout dans le monde, on perpétuerait l’idée d’une hégémonie de l’Occident. Comment en se contentant d’aménager le code civil à la marge (et à la traîne) des évolutions sociétales, on se refuserait à remettre en question l’ordre social inégalitaire, sexiste, paternaliste, bourgeois voulu par Bonaparte. Comment en scandant le calendrier de fêtes religieuses chrétiennes, on laisserait une laïceté inachevée en même temps qu’on entretiendrait une hiérarchie des religions. Comment en multipliant les plaques de rues, les noms de place, l’érection de monuments aux chefs militaires, on se refuserait à questionner les exactions des guerres en même temps qu’on invisibiliserait le rôle d’autres acteurs des conflits, comme au hasard les femmes qui ont travaillé à l’arrière des fronts

 

Annuler l’héritage ou augmenter la connaissance ?

Finalement, ce qui pose problème aux plus éveillé·e·s des opposant·e·s au wokisme, ce n’est pas tant le fond de l’affaire que ses applications. Quand on évoque la fin des modules obligatoires de grec et latin dans le cursus de lettres classiques d’une université américaine, quand on remplace la statue de Christophe Colomb par celle d’une indigène amérindienne au Mexique, quand on renonce à éditer un livre, quand on en détruit le tirage ou quand on en modifie le titre pour ne pas heurter des sensibilités, quand on annule un spectacle au motif que son créateur a eu des propos sexistes et transphobes, quand on empêche une traductrice blanche de s’emparer des textes d’un auteur noir, on peut se désoler qu’une occasion d’ouvrir un débat utile sur la complexité des sujets se soit échouée sur des décisions vécues comme des annulations, des réécritures de l’histoire, des privations de connaissance, des retours de censure… De quoi braquer celles et ceux, attaché·e·s aux repères et craignant le changement, pour qui « déconstruire » et « remplacer » sonnent comme « détruire » et « prendre la place ».

Aussi, certain·e·s proposent qu’au lieu de supprimer ce qui pose problème en termes de justice sociale, l’on augmente la connaissance sur les faits : pourquoi ne pas afficher sous la statue de Colbert un texte qui explique limpidement ce qu’a été le Code noir et quelles en ont été les implications ? Pourquoi pas, au moment d’un changement de nom de rue, rappeler comment s’appelait la voie auparavant et pourquoi on l’a renommée ? Pourquoi pas, quand on diffuse un ouvrage porteur de contenus ne pas en enrichir l’édition de métatexte mettant en perspective les enjeux de la dispute qu’il suscite ?  Et plus généralement, qu’est-ce qui nous empêche de saisir chaque moment où le « woke » identifie des impensés de nos sociétés pour ouvrir un débat éclairant, pédagogique et nourrissant afin de donner accès au plus grand nombre à l’exercice de l’esprit critique ?

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE