Histoire de mots : quand le « manager » et la « ménagère » font affaire

Eve, Le Blog Leadership

Les puristes de la langue française ont de nombreux motifs d’indignation. A l’heure où d’aucuns se désolent de la disparition de la case « Mademoiselle » dans les formulaires administratifs et où d’autres se hérissent de la féminisation des noms de métier, il y en a surtout pour se fâcher après les anglicismes. Le mot manager fait partie de ceux qui attirent tout particulièrement leurs foudres! Pourtant, son étymologie latine et ses pérégrinations dans les langues européennes au cours des siècles méritent qu’on s’y arrête. Car il se pourrait bien que le manager doivent son nom (et pas que son nom)… A la ménagère !

Pour en avoir le coeur net, nous avons interrogé la grande linguiste Henriette Walter*.

Henriette Walter (c) E. Robert-Espalieu

Programme EVE : « Ménagère » et « Manager » ont des sonorités assez proches. L’Oxford English Dictionary attribue l’origine de « manager » au vieux français « mesnager ». Est-ce que vous confirmez cette étymologie ?

Henriette Walter : Tout à fait. Mais comme beaucoup de mots, manager a beaucoup voyagé avant de revenir dans les dictionnaires français sous la forme d’un anglicisme couramment employé. Manager est notamment passé par l’italien maneggiare. Un mot dans lequel on perçoit clairement la présence de la main, mano en italien, qui vient tout droit de manus en latin. Mais un mot qui veut dire « entraîner un cheval en le dirigeant avec la main. » Le français a d’ailleurs récupéré cette acception dans le mot manège, par lequel on désigne le lieu où l’on fait travailler les chevaux, dans une école d’équitation. L’important à retenir ici, c’est que la direction passe par la main, plus que par la volonté.

Programme EVE : Si c’est la « main » qui dirige, est-ce à dire que le management est une affaire très concrète, au départ?

Henriette Walter : Etymologiquement, oui. Le « ménagement » est une affaire artisanale, un mode de gestion économique concret, ancré dans le quotidien. Et c’est là qu’on rejoint le mot ménager et celui de ménagère. Il existe un livre de 1393 qui s’appelle Le ménagier de Paris et qui s’annonce comme un « Traité de moral et d’économie domestique ». On y trouve toutes sortes de réflexions philosophiques sur la famille, mais aussi des conseils pour tenir sa maison, des recettes de cuisine etc. Une affaire de femmes, à l’époque… Qui devient une affaire d’hommes, quand à la fin du XIXè siècle, le mot nous revient d’Angleterre où il a pris le sens de dirigeant d’entreprise.

Et si le XXIè siècle allait être celui qui réconcilierait LA ménagère et LA manager? Affaire à suivre…

Propos recueillis par Marie Donzel

* Henriette Walter est professeur émérite de linguistique, présidente de la Société internationale de linguistique fonctionnelle et membre du Conseil supérieur de la langue française. Aux Éditions Robert Laffont, elle a notamment publié Le Français dans tous les sens (1988, grand prix de l’Académie française), L’Aventure des langues en Occident (1994, grand prix des lectrices de Elle 1995, prix spécial du Comité de la Société des gens de lettres), L’Aventure des mots venus d’ailleurs (1997), Honni qui mal y pense (2001), Les Sciences expliquées à ma petite-fille (avec G. Walter, 2009).