Le livre du mois : « Les grandes oubliées, pourquoi l’histoire a oublié les femmes », de Titiou Lecoq

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Voilà plusieurs années que la rédaction du webmagazine EVE s’intéresse à l’effet Matilda et à ses effets sur le parcours professionnel et social des femmes d’aujourd’hui. Comment se projeter dans une ambition ouverte à de vastes horizons quand on manque de rôles modèles, quand nous sommes entretenu·e·s dans la croyance que « la femme n’est pas encore tout à fait entrée dans l’histoire », quand accéder au titre de « première femme à… » (conquérir un nouveau territoire, occuper une place, être élue pour tel ou tel mandat…) est à la fois flatteur et piégeux, comme si on était, en tant que femme, toujours un peu à contre-emploi, encore dans « l’exception » et pas dans la banalité de l’exemple inspirant parmi d’autres exemples inspirants ?

La question ouverte par Matilda Gage il y a un siècle et demi et explorée par les historiennes Michelle Perrot et Margaret Rossiter au tournant du millénaire puis abordée en images par Pénélope Bagieu avec ses Culottées, est réactivée par l’autrice à succès Titiou Lecoq dans son ouvrage récemment paru aux éditions de l’Iconoclaste Les grandes oubliées — Pourquoi l’histoire a oublié les femmes.

Où l’on remet les pendules à l’heure ! Non, les femmes au temps de la préhistoire ne faisaient pas que de la poterie au seuil de la grotte pendant que les hommes allaient à la chasse, mais les historien·ne·s ont pu mettre en évidence, à partir des restes de leurs os que les corps féminins comme les corps masculins étaient endurants et exposés aux mêmes activités. Non, les femmes du Moyen-Âge n’étaient pas considérées à l’équivalent d’une sous-espèce sans capacité intellectuelle ni manuelle mais pratiquaient la médecine, comptaient parmi les constructeurs (et constructrices !) de cathédrales. Non, les femmes du XIXè siècle n’étaient pas que des bourgeoises oisives ou des Nana à la Zola, mais elles s’engageaient en politique, écrivaient dans les journaux, faisaient tourner des entreprises…

Il est essentiel, nous dit l’autrice des Grandes oubliées, de rendre aux femmes leur inscription dans l’histoire, par souci de vérité et de justice à l’égard de celles que notre façon d’écrire et de narrer le récit du passé a renvoyé dans les marges des livres officiels ; pour donner aux filles et aux femmes d’aujourd’hui la profondeur historique nécessaire à se sentir légitimes… Mais aussi pour engager une réflexion sur le travail même de construction et de diffusion du récit collectif. Quelle histoire voulons-nous raconter ? Uniquement celle du sang qui coule sur les fronts guerriers, où rares ont été les femmes admises au cours du temps (quoique, ça mérite d’être nuancé, les combattantes kurdes en témoignent) ? Celle des conquêtes politiques, dont les femmes ont jusqu’il y a peu été légalement écartées…

Et alors même qu’ils existent encore dans le monde des restrictions à leurs droits politiques ? Ou bien, celle de toutes les découvertes scientifiques et technologiques, qui reposent largement autant sur la sérendipité que sur le boulot en labo de chercheurs assermentés ? Celle des grands mouvements sociaux et politiques porteurs de progrès où les femmes ont plus que pris part quand elles ne les ont pas initiés ? Celle des arts, où la question de l’égalité de genre ne date pas de #MeTooThéâtre ni des débats sur la place des femmes dans la distribution comme dans les jurys de festivals ? Celle de l’économie, où les femmes ont tenu dès l’Antiquité une position majeure dans l’émergence de la « fiducie », ce principe général de confiance au cœur des échanges marchands qui a présidé à la définition de la monnaie, au développement des transactions par-delà les frontières ; celle de l’économie encore où de nombreuses femmes sont, et pas que depuis la dernière pluie, à la proue de la redéfinition des paradigmes pour un système plus respectueux de l’environnement et de la paix, moins producteur d’externalités négatives, plus corrélé à la création de valeur sociale et à l’extension du domaine du bien commun.

Autant de vérités bonnes à rappeler que la plume alerte d’une Titiou Lecoq richement nourrie de toute la littérature récente (et moins récente) sur l’historiographie au prisme genre donne à lire en misant sur le plaisir. Car qu’il est enthousiasmant, cet ouvrage qui fait aussi bien de la discipline historique que des études de genre un champ joyeux, excitant la curiosité, osant l’humour, détricotant les préconçus stéréotypés, débridant l’esprit de liberté pour toutes et tous !

Marie Donzel, pour le Programme EVE.