Le linguiste Bernard Cerquiglini : « Je suis favorable à la féminisation des noms de métier pour des raisons grammaticales, sociales, morales et citoyennes ».

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Avant la trêve estivale, nous vous faisions part des conclusions de notre consultation sur la féminisation du titre de « directeur ». De nombreuses femmes du réseau EVE avaient répondu à la question « Etes-vous Madame le directeur ou Madame la directrice? », en évoquant leurs perceptions, leur expérience, leur volonté ou non d’inscrire ce débat dans un contexte militant…

 

 

Pour approfondir la réflexion sur ce thème, nous avons interrogé Bernard Cerquiglini, l’un des linguistes les plus au fait de la féminisation des noms de métier, car il est l’auteur avec Annie Becker et Nicole Cholewka de Femme, j’écris ton nom – guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, le rapport officiel remis en 1999 à Lionel Jospin sur le sujet.

Extraits de notre conversation avec un homme qui officie aujourd’hui en tant que recteur de l’Agence Universitaire de la Francophonie et présente sur TV5 Monde le programme court « Merci Professeur! » consacré aux pièges et difficultés de la langue française.

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Programme EVE : Bonjour, vous avez co-signé il y a une douzaine d’années, le rapport officiel, remis au Premier ministre Lionel Jospin, sur la féminisation des noms de métier. Quelle est votre position sur ce sujet?

 

 

 

Bernard Cerquiglini : Ma position est claire. Je suis favorable à la féminisation des noms de métiers pour des raisons grammaticales, sociales, morales et citoyennes.

 

 

 

 

Programme EVE : Pouvez-vous préciser les raisons grammaticales, pour commencer?

 

Bernard Cerquiglini : Il n’y a strictement aucun problème morphologique posé par la féminisation des noms de métiers ou de grades. Pour obtenir le féminin de la plupart des noms de métiers, nous avons tout simplement fait tourner un programme informatique qui a très bien fait son travail, en toute simplicité. La seule difficulté, c’était les suffixes en -eur, qui donnent -ice dans certains cas et dans d’autres -eure, avec un e muet qui ne se prononce pas.

 

 

 

 

 

Programme EVE : Et les raisons sociales?

 

 

 

 

Bernard Cerquiglini : Elles recoupent les raisons théoriques. Il n’y a pas de neutre en français. Il y un masculin qui sert parfois de générique, quand il est utilisé au pluriel. On peut dire « Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs », c’est du générique. Mais si on parle de Madame X, qui est à la tête de telle ou telle ambassade, ça n’a plus rien de générique, c’est du pur spécifique. Donc « Madame X est ambassadrice », c’est tout simple.

 

 

 

 

 

Programme EVE : Quant aux raisons morales et citoyennes?

 

 

 

Bernard Cerquiglini : Je ne vois pas pourquoi on imposerait aux femmes un genre qui n’est pas le leur. Pour comprendre ce qu’il y a de gênant dans le fait de dire « Madame l’ambassadeur » (qui fait plus penser que Madame est l’épouse de l’Ambassadeur plutôt qu’elle-même à la tête de l’ambassade), il faut remonter un peu dans l’histoire. Mais pas très loin. Jusqu’au XVIIIè siècle, toutes les professions étaient féminisées. L’exemple le plus frappant d’ailleurs, c’est celui de l’Eglise catholique : il y avait la Supérieure, la Prieure, Saint-Simon parle des Ambassadrices…

 

Mais au XIXè siècle, avec l’avènement de la bourgeoisie, le statut de la femme a reculé : son premier rôle est devenu celui d’épouse et de mère. Le féminin est alors devenu un emploi conjugal, c’est comme ça que l’ambassadrice s’est transformée en femme de l’ambassadeur, la préfète en femme de préfet, la présidente en femme du président… Dans le Littré, à l’entrée « étudiant », vous pouvez lire « jeune homme qui fait des études » et à l’entrée « étudiante », vous lirez « grisette du quartier latin, amie de l’étudiant ».

 

 

 

 

 

 

Programme EVE : D’après vous, c’est comme ça qu’il faut comprendre que certaines femmes préfèrent utiliser un nom de métier masculin?

 

 

 

Bernard Cerquiglini : Oui, on comprend que certaines femmes émancipées, dès le début du XXè siècle, aient préféré être ambassadeur, préfet, président ou étudiant plutôt qu’ambassadrice, préfète, présidente ou étudiante. Les premières femmes à avoir reconquis l’espace social ont refusé ce féminin conjugal, que je qualifierais de grammaticalement scabreux. Le mauvais usage de la langue, c’est celui-là : celui qui consiste à interférer dans le parallélisme des formes masculine et féminine d’un même mot en y introduisant cette dimension conjugale, ce sous-entendu de « femme de… » est un parasitage de la vraie nature de la langue.

 

 

 

 

 

Programme EVE : J’aimerais vous interroger plus précisément sur une réplique assez typique quand on parle de féminisation des noms de métier. J’ai souvent recueilli, de la part d’hommes comme de femmes, des réactions d’authentique dégoût, à la lecture du mot « auteure » ou « chèfe d’entreprise ». « C’est laid », me dit-on! Qu’est-ce qui se joue dans cette perception de « laideur » de certains mots, de certaines formes du vocabulaire?

 

 

 

 

 

Bernard Cerquiglini : Ce qui se joue en premier lieu, c’est la hantise de la nouveauté. En matière linguistique, le conservatisme est une attitude assez généralisée. Même parmi les personnes les plus libérales sur d’autres questions sociales, vous trouverez une majorité de défenseurs d’une langue conservatrice. Il y a quelque chose d’inadmissible, pour les Français, dans l’évolution de la langue. Et ce qu’on n’admet pas, sans pouvoir forcément argumenter au fond des choses, sans savoir soi-même pourquoi on entre en résistance, on le disqualifie du point de vue esthétique. « C’est laid », c’est sans appel…

 

 

 

 

 

Programme EVE : C’est dur, n’est-ce pas, pour des femmes qui se sont battues pour accéder aux responsabilités, de s’entendre dire, sans appel justement, que le titre auquel elles prétendent est « laid », quand il s’accorde à leur genre?

 

 

 

Bernard Cerquiglini : C’est dur, oui. C’est surtout machiste. Ca repose évidemment sur cette image caricaturale de la « mocheté » qui a cherché des responsabilités parce qu’elle ne pouvait pas se faire épouser. C’est la continuation du « bas-bleu » qu’on trouve dans le Journal de Jules Renard. C’est idéologique, ce n’est pas linguistique, ça saute aux yeux. Que le débat porte sur le vrai sujet, le vrai sujet c’est les perceptions sociales, les conflits de pouvoir, mais la grammaire n’a rien à voir là-dedans!

 

Propos recueillis par Marie Donzel

 

Alors, mesdames, pourquoi ne pas oser devenir officiellement, sans complexe et sans hésitation, Madame la directrice, Madame la chèfe, Madame l’auteure ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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