C’est quoi, une prophétie autoréalisatrice ?

Eve, Le Blog Leadership

Pourquoi réussit-on ou échoue-t-on en certains domaines ? En apparence, nul besoin de plancher pendant 4 heures sur cette question qui n’en semble presque pas une tant elle appelle de banales évidences : le talent, la compétence, l’expertise, l’expérience, mais aussi la posture, la pertinence, la méthode, la créativité, le bon sens, l’esprit de solution, le leadership sont bien compris comme les clés du succès « mérité »…

Mais ces qualités sont-elles seulement le résultat de prédispositions individuelles et de travail personnel ? Quel rôle joue exactement la reconnaissance par le monde extérieur dans leur émergence, leur développement et leur affirmation chez les individus?

Forgée par Robert King Merton, la notion de « prophétie autoréalisatrice » apporte un éclairage utile sur les relations entre confiance en soi et confiance accordée par les autres, stéréotypes subis et assignations intériorisées, force de conviction et capacité à « créer » de la réalité.

 

Le « théorème » de Thomas : de la croyance à la crédibilité

Quand le sociologue des sciences Merton commence à s’intéresser aux phénomènes de reconnaissance sociale (rappelons qu’on lui doit aussi les concepts de rôle modèle ou d’Effet Matthieu ayant inspiré celui d’Effet Matilda), il s’en réfère au précurseur de la psychosociologie William Thomas. Celui-ci a mis en évidence dans les années 1920 la prééminence des représentations du réel sur le réel lui-même. On ne croit pas que ce qu’on voit, comme dit Saint-Thomas, mais on ne perçoit que ce qu’on croit, dit en substance William Thomas. Tant et si bien que l’on œuvre à la conformation du réel à sa propre conviction.

 

Un exemple pour bien comprendre : j’ai confiance dans le système d’organisation de mon entreprise et je pars donc du principe que mon supérieur hiérarchique est à une place méritée ; je lui reconnais ses compétences, j’accepte son autorité, je lui suis loyal.e et par mon attitude, je contribue à renforcer son leadership. J’avais déjà un bon chef et voilà que je participe à le rendre encore meilleur.  A l’inverse, si je doute de la légitimité et de la crédibilité de ce même chef, quand même ses qualités seraient inchangées, ma défiance me rend plus prompt.e à repérer ses défaillances et ma posture peut entamer son autorité. Cela vaut aussi dans l’autre sens : si mon chef croit en moi, je donne le meilleur de moi-même et même plus ; s’il me retire sa confiance, mes chances de démontrer ma valeur sont drastiquement diminuées.

 

Deux enseignements à retenir : primo/ la révélation de la valeur des individus dépend en partie du contexte et deuzio/ ce dont on est investi par les autres influence, dans le réel, notre façon d’être et d’agir.

 

 

L’expérience de Rosenthal, Fode et Jacobson: des rats (d’élite) et des hommes (Pygmalion)

Cela vous semble relever du simple bon sens ? Certes, mais avez-vous idée de l’ampleur de ce pouvoir performatif de la confiance qu’on accorde à autrui ou dont on le prive?

En 1963, les psychologues Robert Rosenthal et Kermit Fode mènent une étonnante expérience. Ils répartissent 12 rats lambdas en 2 groupes de 6 qu’ils confient à deux équipes distinctes d’étudiant.es. Les étudiant.es ont pour mission de faire passer les rats dans un labyrinthe. Les chercheurs préviennent la première équipe que les rats sont par nature peu doués pour s’orienter dans l’espace. A la deuxième équipe, ils annoncent que leurs rongeurs ont été rigoureusement sélectionnés pour leurs capacités exceptionnelles : ils pensent avoir hérité d’un pool de rats d’élite ! Lancés dans l’arène, les rats prétendument surdoués déambulent à l’aise dans le dédale tandis que ceux de la première équipe se heurtent effectivement à d’importantes difficultés pour y progresser, certains refusant même de prendre le départ. La différence : les rats présupposés « intelligents » ont bénéficié d’attention, on a observé comment ils fonctionnaient pour les entraîner efficacement, on s’est adressé à eux individuellement, on les a encouragés et récompensés. Les autres ont été laissés à leur état d’emblée jugé navrant, voire ont été malmenés, au point d’en être paralysés.

 

Persistant dans ses recherches sur le pouvoir de la confiance et de l’encouragement, Rosenthal mène ensuite avec sa consoeur Lenore Jacobson une nouvelle expérience, cette fois-ci chez les humain.es. Après un test d’évaluation destiné, annoncent-ils à des enseignant.es, à identifier les meilleurs éléments d’une classe, ils distribuent de façon totalement aléatoire 20% des élèves dans un « groupe d’élite ». Qu’observe-t-on à l’issue de l’année scolaire ? Que ce groupe, quoiqu’originellement constitué d’individus ni plus ni moins doués que les autres, a surperformé ! Ils appellent ce phénomène « l’effet Pygmalion », en référence à la légende antique ayant inspiré plus d’un conte de fée, qui dit que le « mentor » a le pouvoir non seulement de sculpter la perfection mais encore de lui donner vie.

 

 

La prophétie autoréalisatrice : prendre l’effet pour la cause et le fait pour démonstration

Souvent confondu avec la notion de prophétie autoréalisatrice, « l’effet Pygmalion », n’en est cependant qu’une dimension. Chez Robert King Merton, être investi.e par autrui de présuppositions est hélas plus souvent facteur de stagnation ou d’échec qu’opportunité de sortir du lot.

S’intéressant aux situations de discriminations raciales, il montre par exemple que les syndicats des années 1940 repoussent les adhésions d’ouvriers Afro-Américains au motif qu’ils ne partageraient pas leurs valeurs, en voulant pour preuve qu’ils n’arrêtent pas le travail lors des grèves. L’argument est largement empreint de sophisme, car comment se mettre en grève quand on ne bénéficie pas de la protection d’un syndicat ?

Si on transpose l’exemple de Merton à la situation des femmes confrontées au plafond de verre, cela donnerait, grossièrement : les femmes n’accèdent pas aux responsabilités car elles n’ont pas les épaules pour ; preuve en est que plus on monte dans la hiérarchie, moins elles sont nombreuses à être parvenu.es à rester dans la compétition.

 

La prophétie autoréalisatrice prend l’effet pour la cause : aussi bien quand elle produit du préjugé négatif (tenant pour acquise l’incompétence de celles et ceux qui n’ont pas su se mettre en situation de prouver leur valeur) que de la présomption positive (quand par exemple, on refuse d’admettre l’incompétence, même manifeste, d’un individu haut placé au motif qu’ « on n’arrive pas jusque là par hasard »). Ainsi rationalise-t-on la croyance et simplifie-t-on à l’excès la vision du réel en considérant que les faits parlent d’eux-mêmes… Sans prendre en compte sa part de responsabilité dans leur création.

 

 

L’intériorisation du stigmate : quand les discriminé.es « préfèrent » donner raison au stéréotype que de faire valoir leur identité singulière

En plus de créer des biais dans l’interprétation de la situation et des comportements des un.es et des autres, la prophétie autoréalisatrice tendrait à favoriser l’intériorisation du stigmate par le/la discriminé.e.

Le stigmate, explique le sociologue Erving Goffman c’est une « identité sociale virtuelle », composée de caractéristiques attribuées à un groupe auquel on se trouve rattaché.e. Il s’agit de stéréotypes, mais aussi d’assignations à des fonctions, des présomptions d’intention voire à des destinées toutes tracées.

Face à cet ensemble de déterminants imposés qui le positionnent en « différent » (et pas forcément de façon hostile en tout), l’individu « stigmatisé » peut adopter différentes « stratégies » : cacher le « handicap » qui lui vaut d’être discriminé.e (Goffmann prend l’exemple de l’analphabète qui se fait passer pour un myope ayant oublié ses lunettes dans une situation où il lui faudrait lire), dénier la discrimination (par crainte de subir l’humiliation que la condition de victime entraînerait) ou encore se « ranger » à la place qu’on lui attribue. Quitte pour cela à surjouer le « rôle social » attendu. Ainsi, celui ou celle qu’on a désigné.e comme « différent.e » prend-il le parti de l’être effectivement, s’économisant des efforts démesurés pour s’affirmer à contrecourant de ce qu’on attend d’elle/de lui et faisant éventuellement valoir une plus-value liée à son statut, son expérience, son point de vue de « différent » et sa place d’ « exception » par rapport à la norme.

 

Contre les prophéties autoréalisatrices, pour la réalisation de l’être soi dans toutes ses dimensions

On le comprend bien, la prophétie autoréalisatrice, en tant qu’assertion induisant des comportements validant l’assertion, restreint les personnalités à des schémas réducteurs, enferment les individus dans des cases et limitent les parcours à des horizons restreints. Pour permettre à chacun.e d’exprimer son identité singulière et de se réaliser dans les dimensions multiples de ses appétences et capacités, il faut donc parvenir à en interrompre le cercle vicieux.

Pour cela, on peut bien sûr travailler à renforcer la confiance en soi et l’assertivité des individus, afin de les rendre plus résistants à l’influence des mentalités collectives sur leur perception d’eux-mêmes. Mais sans doute faut-il en même temps mettre ces mentalités au défi de croyances et certitudes insuffisamment questionnées.

Réinvestissons de largeur d’esprit l’appréhension du talent, de la compétence, de l’expertise, la pertinence ou du leadership, pour que chacun.e s’en empare pleinement à partir de son être soi.

 

Marie Donzel