Pourquoi entend-on de plus en plus parler de « masculinité toxique » ?

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Une pub pour une célèbre marque de rasoirs ayant autrefois promis « la perfection au masculin » et vantant désormais la « masculinité positive » met la toile en émoi, un big-buzz post-#MeToo se déploie sur les réseaux sociaux, une foule d’articles paraît dans la foulée… Et la notion de « masculinité toxique » est devenue en 2019 un incontournable des discussions sur la mixité. Mais qu’est-ce que ce concept recouvre exactement ? D’où vient-il ? Que veut-il mettre en évidence ? La rédaction du web-magazine EVE a enquêté.

Quand l’agressivité contre les femmes fait aussi violence aux hommes

La notion de « toxic masculinity » apparait dans les travaux du chercheur en psychiatrie du Wright Institute Terry Kupers, au milieu des années 2000. Etudiant les situations de violences interpersonnelles dans les prisons américaines, l’universitaire identifie que les hommes qui agressent d’autres hommes ont en partage de forts sentiments misogynes et homophobes. Il définit une « masculinité toxique » marquée par « une constellation de marqueurs sociaux régressifs du masculin favorisant la domination, la misogynie, l’homophobie et la violence aveugle ». Pour cet expert de la maladie mentale, c’est là une culture répandue dans les environnements où les hommes sont en situation de « disempowerment » (vulnérabilisés, socialement humiliés, déconsidérés, frustrés…) et cette culture fait obstacle au traitement de la maladie mentale, voire en déclenche l’apparition des symptômes.

Une enquête internationale de l’ONG Promundo Global conduite sur un panel de jeunes hommes de 18 à 30 ans ne présentant aucun marqueur spécifique de désinsertion sociale corrèle l’alexithymie (rétention des émotions) voulue par la « virilité forcée » dans laquelle les garçons sont éduqués à des idées suicidaires, entre autres symptômes dépressifs d’autant plus susceptibles de devenir graves et de provoquer des problèmes de santé annexes qu’ils sont silencés. Bref, même les hommes a priori en bonne condition seraient victimes des effets d’une « masculinité toxique » les obligeant à se conformer à des normes qui ne leur conviennent pas.

Une virilité, des masculinités

On retrouve cette idée d’une virilité qui fait mal aux hommes dans les écrits de la sociologue australienne Raewyn Connell, autrice de Masculinities. Cette experte du genre distingue quatre grands types de masculinités :

1/ La masculinité hégémonique : c’est la figuration de l’idéal de virilité (ou de la fameuse « perfection au masculin »), incarné par l’homme jeune, en bonne santé, athlétique, puissant, fortuné, séduisant, à qui tout réussit et qui donne le « la » de la norme sociale de référence… Mais qui, dans la réalité, ne correspond qu’à un nombre statistiquement très faible d’individus du genre masculin.

2/ La masculinité complice : c’est l’ensemble des hommes qui ne répondent pas aux critères de la masculinité hégémonique mais qui croient en cet idéal de masculinité. Ils sont attachés à ce que l’on n’attaque pas cet idéal, qu’ils perçoivent comme un rempart à l’affaissement de l’ordre social… Ordre social qui leur accorde indirectement certains avantages : en appartenant au genre qui fait la norme, ils sont au moins partiellement bénéficiaires des valeurs qu’on lui attribue (un leadership réputé naturel, une autorité acquise, un sens spontané de l’action et de la décision…) et des commodités qui vont avec (confiance accordée par l’environnement, permission de défendre leurs intérêts, tolérance sociale vis-à-vis de leurs éventuels excès…).

3/ La masculinité subordonnée est représentée, selon Connell, par les hommes qui sont dits « efféminés ». Le fait qu’ils aient manifestement des traits de caractère ou des comportements attribués de façon stéréotypée à la féminité (montrer ses émotions — et spécifiquement de la peur ­—, se désintéresser du pouvoir et de ses attributs, céder à l’emprise d’autrui…) leur vaut un mépris des autres hommes qui dépassent d’éventuels sentiments misogynes : plutôt faire face à des femmes qu’à des femmelettes !

4/ La masculinité marginalisée, c’est le miroir inversé de la masculinité hégémonique. C’est l’homme qui n’a rien, qui est en tout en bas de l’échelle sociale, moins bien loti que tous les autres hommes et que les plus précaires des femmes : le clochard, l’immigré qui fait le ménage de nuit, le taulard sans camarades et le fou dont personne ne prête attention aux propos délirants (et si ces propos ou ces actes sont souvent misogynes et homophobes, comme l’a noté Kupers, personne ne se sent directement concerné : c’est sa déchéance personnelle qui parle, croit-on, mais pas l’expression décomplexée des reliefs des mentalités collectives).

Ce qu’indique le schéma de Raewyn Connell, c’est qu’il existe bien une diversité des masculinités, mais que toutes sont dépendantes d’une centralité à laquelle elles cherchent à se conformer ou dont elles se distinguent : la virilité.

L’empowerment des femmes et la libération inachevée des hommes

Pour la philosophe Olivia Gazalé, cette virilité est une idéologie, un ensemble de croyances soutenant un système. Ce système oblige les hommes à être « des hommes, des vrais », au risque, s’ils s’y refusent, d’être maltraités par les autres hommes mais aussi méprisés par les femmes. Car cette idéologie de la virilité ne préoccupe pas que les hommes entre eux ; elle impose aussi des rapports codés entre les genres.

Pour Gazalé, que les femmes y échappent en prenant leur indépendance ne suffit pas à modifier l’ordre social : les hommes qui ne sont pas libérés de l’idéologie de la virilité vivent  l’empowerment des femmes comme une forme d’atteinte au droit d’être des hommes et la combattent. Cette part des hommes prisonnière de l’idéologie de la virilité appréhende la montée en puissance des femmes comme une série de menaces (pour leurs « places » dans le monde socio-professionnel, en particulier), voire comme la cause directe de leur déclassement réel ou fantasmé, ainsi que le décrit l’essayiste Hanna Rosin dans The end of men : And the Rise of Women. Selon elle, il y aurait comme un effet de vases communicants : quand les femmes prennent du pouvoir, elles privent les hommes de pouvoir. A moins bien sûr qu’on sorte d’une vision malthusianisée, et surtout dominatrice, du pouvoir : car gagner en puissance, ce n’est pas nécessairement prendre du pouvoir aux autres ni prendre le pouvoir sur les autres.

Virilité menacée = masculinité toxique ?

Ce détour par les écrits sur la virilité nous permet de cerner plus finement ce que recouvre la « masculinité toxique » : tout un ensemble de normes qui imposent aux hommes de donner des gages de conformité aux stéréotypes masculins, avant de pouvoir assumer leur sensibilité, leurs émotions, leurs traits singuliers de personnalité ; et qui exercerait une pression d’autant plus forte sur les hommes qu’ils se sentent fragilisés.

Ainsi, la masculinité toxique serait-elle avant tout le révélateur d’une anxiété masculine, comme le pressentait une Simone de Beauvoir déclarant que « personne n’est plus arrogant envers les femmes, plus agressif, plus méprisant qu’un homme inquiet pour sa virilité ».

Alors, on peut poser l’hypothèse que coexisteraient une sorte de « virilité sereine », se plaisant dans la conformité tout en pouvant tolérer la différence et s’autoriser les émotions à l’opposé d’une « virilité angoissée », conservatrice et agressive… Et une « masculinité décentrée et apaisée » qui n’aurait pas besoin de se positionner par rapport à la norme pour exister et s’exprimer, et échapperait ainsi à la « masculinité toxique ».

Le concept de « masculinité toxique » en question

La bonne fortune de la notion de « masculinité toxique » largement popularisée par le spot publicitaire de Gillette n’a pas été sans éveiller la critique. La toute première des réactions adresse la terminologie, perçue par certain·e·s, notamment sur les réseaux sociaux, comme violente jusqu’à en être contre-productive. En résumé : ce n’est pas en agressant les hommes avec ce qui peut être reçu comme insultant à leur endroit, qu’on va les faire bouger, disent les commentaires.

D’autres, comme la biologiste Heather E. Heying, convoquent la nature pour démonter l’idée que l’agressivité aurait des fondations culturelles et donc des liens avec les rapports de genre : ce qui préside aux réactions violentes ou prédatrices chez les animaux que nous sommes, c’est le besoin (de manger, de se reproduire…) ou le sentiment d’être menacé·e, sans que le genre n’ait rien à voir là-dedans. Parler de masculinité toxique serait donc, selon elle, fondamentalement essentialiste, en ce que cela attribuerait l’agressivité à un sexe, quand il faudrait la mettre en perspective de situations. Cette vision qui peut séduire sur le papier, a toutefois le défaut de faire fi du besoin vital d’existence sociale de l’humain (animal peut-être un peu à part), qui complexifie forcément les motifs de l’agressivité.

Pour le blogueur afroféministe Joao Gabriell, l’agressivité a bien maille à partir avec la norme et le sentiment d’être accepté ou rejeté par la société, mais le concept de « masculinité toxique » confine la question de la violence des hommes contre les femmes et des hommes entre eux à une vision occidentalo-centrée des questions de genre. Adoptant un point de vue intersectionnel, il invite à (re)lire le livre de Leonora Miano, Marianne et le garçon noir, pour une approche tenant compte des différences de traitement par la population blanche entre femmes racisées et hommes racisés, au lieu de positionner le marqueur du genre comme premier dans l’analyse des systémiques toxiques.

 

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE

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