Comprendre la « charge mentale » pour penser autrement la répartition des tâches domestiques

Eve, Le Blog Egalité professionnelle

 

« Fallait demander ! » Le cartoon de l’illustratrice-blogueuse Emma sur la « charge mentale » a fait un buzz du tonnerre sur la toile. En quelques heures, cette notion de « charge mentale », introduite dans les années 1980 par la docteure en sociologie Monique Haicault, a quitté la seule sphère universitaire et dépassé les frontières de l’univers féministe militant, pour devenir ultra-populaire. Il faut croire qu’un bon dessin, s’il ne vaut tous les discours, a touché dans le mille : les femmes ont tout de suite vu de quoi on parlait.

 

 

Elles y pensent tout le temps…

La charge mentale, c’est le fait d’être en responsabilité des affaires du foyer, même si on exécute pas soi-même (toutes) les tâches domestiques.

C’est à Madame-Maman-MaChérie qu’il incombe d’organiser l’agenda et la logistique de la maisonnée, de s’assurer que quelqu’un.e, si ce n’est elle-même, sera bien à la sortie de l’école ou à l’heure à l’entraînement de judo, que les vaccins sont à jour, qu’il reste du lait dans le frigo, que la cantine a été payée, que le justaucorps de la petite sera propre et sec pour la répèt’ du gala etc.

 

« Comment je peux aider ? » :  bonne intention, mauvaise idée ?

Autant de tâches que le conjoint moderne effectue (de plus en plus souvent) bien volontiers, maîtrisant aujourd’hui (dans la plupart des cas) le mode d’emploi du lave-linge, assumant un authentique plaisir à s’occuper des enfants, ne rechignant pas à faire les courses ni à passer un coup d’aspi une heure avant qu’arrivent les invité.es…

Mais il faut encore, dans de nombreux cas, le lui demander. A moins qu’il ne se propose d’un « comment je peux aider », comme s’il n’avait pas lui-même l’idée de ce qu’il y a à faire pour faire tourner la baraque et comme s’il s’agissait d’ « aide » et non de co-responsabilité . Certaines lui font carrément une feuille de route, d’autres ont recours aux applis d’agenda partageable facilitant en apparence l’organisation familiale.

 

La ménagère au foyer est devenue manager du foyer

Sauf que la « charge mentale » n’est pas soluble dans l’organisation familiale car elle n’a pas à voir avec des tâches tangibles qu’on se répartit mais avec le sentiment permanent d’être en responsabilité, avec ce que cela implique de perte de concentration (quand on devrait à être à autre chose qu’à rédiger mentalement le trousseau du départ du petit en colo),  de sentiment de culpabilité en cas de couac dans le déroulé des opérations domestiques (« hé, zut ! J’ai oublié (de demander à mon mari) de passer à la banque chercher la nouvelle carte du compte commun ») et in fine de risque d’épuisement psychique.

La ménagère est manager de la maisonnée (notez d’ailleurs la proximité phonétique… Qui ne doit rien au hasard, comme nous l’expliquait la linguiste Henriette Walter).

 

Appropriation volontaire de la charge mentale ?  

Le buzz de la BD d’Emma a d‘emblée ouvert le débat : beaucoup de femmes s’y sont retrouvées, mais de nombreux hommes, se sentant impliqués dans la vie du foyer et estimant partager équitablement les tâches, ont eu l’impression d’un injuste procès ; d’aucun.es ont suggéré que les femmes se piègeraient elles-mêmes en tenant à conserver le pouvoir dans la sphère domestique au travers d’une organisation par elles décidée (et de citer le fameux exemple du linge que le sociologue Jean-Claude Kaufmann regarde comme l’incarnation même d’une réappropriation inconsciente des affaires domestiques  par les femmes dans les couples) ; d’autres ont avancé la solution qui consiste à « organiser son incompétence ménagère », selon le mot de Brigitte Grésy, afin d’obliger dans les faits le conjoint à prendre pleinement en charge une part des affaires domestiques par laquelle on refuse de se sentir même concerné.e.

 

Les tâches domestiques, ce n’est pas qu’une affaire de temps occupé

Ce que révèle au fond, cette histoire de « charge mentale », c’est que les tâches domestiques sont loin d’être une seule affaire de temps passé par l’un.e ou l’autre à  exécuter telle ou telle corvée.

Pourtant, jusqu’ici,  les méthodes d’évaluation des écarts de répartition du travail familial ont systématiquement retenu le critère d’occupation du temps. Cette méthode de calcul n’est pas absurde, puisque le temps occupé à repasser, récurer, popoter etc.  ne l’est pas à d’autres activités qui pourraient être rémunératrices (travailler), valorisantes (prendre des responsabilités associatives, par exemple), ressourçantes (prendre un bouquin) ou socialisantes (networker).

Mais cette approche par le volume d’heures de sa journée (sa semaine ou sa vie) dédiées aux tâches domestiques, ne suffit pas à prendre toute  la mesure  des écarts. Il faut compter aussi avec le caractère impérieux ou bien différable  de la « tâche » : tondre la pelouse ou faire les vitres, cela peut se reporter à un moment où on en aura le temps ; l’enfant qui tombe malade dans la nuit impose à l’inverse qu’on prenne immédiatement soin de lui. Dans un cas, on planifie sa participation à la vie du foyer, dans l’autre on bouscule son agenda au pied levé. Ce qui n’a pas les mêmes effets en terme de sérénité personnelle ni les mêmes conséquences sur la vie professionnelle et sociale.

 

 

Repenser la comptabilité des tâches domestiques

Loin de n’être que succession de tâches opérationnelles à exécuter, les affaires ménagères recouvrent une réalité multidimensionnelle : il y va de temps passé, vécu comme perdu pour soi ou bien fertilisé par la relation avec les proches ; il y va de contrainte plus ou moins pressante ; il y va de plus ou moins grande valorisation (faire des coquillettes/jambon au jour le jour n’apporte pas la même satisfaction ni la même reconnaissance que faire un grand barbecue le dimanche) ; il y va d’espaces (intimes ou publics) investis… Et il y va de territoires symboliques, peut-être conquis par certain.es de gaieté de cœur mais plus vraisemblablement imposés d’office à l’intendance des femmes, sans qu’elles ne l’aient spécialement revendiqué.

C’est donc toute la comptabilité des tâches domestiques qui est à repenser pour envisager une répartition équitable dans les couples. Pourquoi ne pas imaginer par exemple un système de coefficients tenant compte du rapport sacrifice pour soi/bénéfice pour soi et pour le collectif familial de chaque tâche en contexte. On mettrait une note de 1 à la tâche planifiable, valorisante et exécutée dans le cadre d’une organisation à laquelle on n’a pas soi-même contribué (faire le marché le samedi avec une liste de courses remise clé en main) ; une note de 2 à la tâche planifiable mais peu valorisée (le rendez-vous chez le pédiatre pour une visite de contrôle); une note de 5 à la tâche impérieuse (l’enfant qui fait une poussée de fièvre impromptue) laquelle serait doublée si elle entre en conflit d’agenda avec un engagement à enjeu de la personne qui s’y colle (un rendez-vous professionnel important) etc.

 

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.