Pourquoi les femmes acceptent-elles d’être moins bien payées que les hommes?

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Rencontre avec Laurence Dejouany, auteure de Les femmes au piège de la négociation salariale ou Comment demander de l’argent à son patron sans le fâcher…

 

Laurence Dejouany est psychologue, formée à la sociologie des organisations. Elle a longtemps exercé comme consultante interne en entreprise sur l’innovation sociale et l’accompagnement du changement, se spécialisant tout particulièrement ces dix dernières années dans les questions de mixité. En 2006, elle a mené pour EWPN (European Women Network) une étude sur les actions menées par les entreprises pour favoriser les carrières féminines. Cette étude a abouti à la publication de l’ouvrage Alice au pays de l’entreprise- Petit manuel de la mixité.

Aujourd’hui très investie dans le cercle InterElles, elle a récemment fait paraître Les femmes au piège de la négociation salariale ou Comment demander de l’argent à son patron sans le fâcher un ouvrage à part, croisant expérience personnelle, témoignages, réflexion théorique et conseils pratiques sur cette délicate question du rapport des femmes à l’argent. Nous l’avons rencontrée pour prolonger la réflexion initiée dans cet essai.

 

Programme EVE : Bonjour. D’où vous vient cette conscience de l’inégalité professionnelle entre hommes et femmes et cette volonté d’agir au niveau des organisations pour la réduire?

Laurence Dejouany : Comme je le dis dans le livre, ça m’a pris toute petite. Je trouvais le monde de mon père fascinant, mystérieux, tellement attirant, avec ses voyages, ses rencontres, ses réussites… J’en rêvais… Mais il m’a fallu découvrir Simone de Beauvoir, à 17 ans, pour comprendre que c’était possible pour une femme d’avoir une vie aussi intéressante que celle d’un homme.

 

 

 

Programme EVE : Et vous l’avez eue, cette vie aussi intéressante que celle d’un homme ?

 

Laurence Dejouany est une des pionnières du cercle InterElles

Laurence Dejouany : Oui, mais sans véritablement « faire carrière ». Toute ma vie professionnelle, j’ai pris des chemins de traverse, j’ai occupé des postes un peu à part dans les organigrammes, car ce qui comptait le plus pour moi, c’était de faire des choses enrichissantes intellectuellement et humainement.

 

 

Programme EVE : Aujourd’hui, vous poursuivez cet objectif au sein du cercle InterElles…

Laurence Dejouany : Je suis investie dans ce réseau de femmes depuis sa création, en 2001. J’y ai découvert un champ immense : quand on donne la parole aux femmes, c’est sans fin. Mais parler d’argent n’a pas été si facile, c’est assez nouveau que la parole des femmes se libère sur le sujet.

 

 

 

Programme EVE : Parlons justement des femmes et de l’argent… Pourquoi, à votre avis, sont-elles pudiques sur ce thème, alors même qu’il est fondamental?

Laurence Dejouany : Il est fondamental en effet, et d’autant plus pour ma génération, qui a vu le divorce, et maintenant la retraite, plonger de nombreuses femmes dans la précarité. Ces dix dernières années, on ne s’est soucié des stéréotypes de genre que dans leur incidence sur le plafond de verre, en ignorant leur poids extraordinaire sur la question de la rémunération des femmes. Bien sûr, il y a une charge émotionnelle forte par rapport à l’argent, chez tout le monde. Parce que quand on parle d’argent on parle aussi d’autre chose : dans les héritages, dans les divorces, on voit bien que ce qui est en jeu, à travers l’argent, c’est ce qu’il y a derrière l’argent, l’attention qu’on a reçue ou dont on a manqué, la place de chacun dans une histoire d’amour ou dans une histoire familiale… Il y a toujours une tension dans l’argent, il ne faut pas le nier. Mais la différence entre les hommes et les femmes, c’est qu’eux acceptent cette tension qui surgit dans la négociation salariale, quand les femmes l’évitent. Quand elles parlent d’argent, les femmes se replacent dans le rôle de la petite fille qui demande quelque chose. Les hommes aussi sont d’anciens petits garçons, mais ils ont appris à se battre pour être celui qui gagne.

 

Programme EVE : Puisqu’on parle de la petite fille ou du petit garçon tapi en nous et qui resurgit quand on parle d’argent, votre préfacière, Marie-Claude Peyrache, raconte une anecdote ébouriffante, en prologue à votre livre…

 

Laurence Dejouany : Ah oui, cette histoire de billes… C’est une vraie allégorie du problème : elle raconte qu’elle a gagné 30 billes à la compétition de son collège et que le garçon qui vient de perdre la finale face à elle lui demande de partager, car, selon lui, elle n’a pas « besoin » d’autant de billes! C’est extraordinaire, parce que c’est exactement ce qui s’est passé dans l’histoire du travail industriel au début du 20e siècle. On a créé la notion de « salaire féminin », moindre que celui des hommes pour un même travail, en invoquant les besoins des femmes, forcément moindres que ceux des hommes ! Les hommes sont allés jusqu’à dire qu’elles avaient moins d’appétit ! Les femmes d’ailleurs s’autorisent à négocier leur salaire, quand elles deviennent chefs de famille, qu’elles se retrouvrent seules avec leurs enfants ou que leur mari soit au chômage. Là, le « besoin » est manifeste. C’est d’ailleurs très empreint de culpabilité, cette histoire d’avoir « besoin de travailler », comme si les femmes continuaient à s’excuser de devoir laisser la maison et les enfants pour travailler et qu’il fallait que ce soit légitimé par une impérieuse nécessité, financière ou psychologique.

 

Programme EVE : Vous parlez de « piège de l’identité féminine »…

Laurence Dejouany : C’est exactement ça. Une femme qui travaille beaucoup, qui fait carrière, qui réussit doit pouvoir prouver à tout instant qu’elle est encore une femme. Elle doit justifier de cette qualité particulière, « femme », pour légitimer cette place nouvelle qu’on lui fait. D’autant qu’on lui fait sentir que ce qu’elle prend – de pouvoir, de responsabilités, d’influence -, elle le prend aux hommes, en empiétant sur leur territoire. C’est symptomatique quand on parle de parité en politique ou de quotas dans l’entreprise : le problème récurrent, c’est « que faire des hommes qui auraient voulu la place qu’on accorde à une femme? », comme si elles leur volaient quelque chose. Ca ne se pose pas dans les mêmes termes entre hommes. Mais les femmes sont encore souvent perçues comme des intruses dans ce jeu.

 

 

Programme EVE : Dans le « piège de l’identité féminine », il y a aussi le soupçon de vénalité.

Laurence Dejouany : En effet, avec ce qu’il représente de scabreux dans l’imaginaire collectif. Les femmes sont mal à l’aise avec la part de transaction qu’il y a dans les questions d’argent liées au salaire. Car, curieusement, elles peuvent être à l’aise dans une négociation commerciale avec un client. Mais cette négociation, elles ne la conduisent pas pour elle alors… mais pour leur patron. De nombreuses femmes que j’ai interrogées disent que ce n’est pas dans leurs « valeurs » de chercher à gagner plus d’argent. Elles disent privilégier l’intérêt du travail, comme si c’était antinomique. N’oublions pas que traditionnellement l’homme est pourvoyeur de ressources, la femme de temps, la femme donne la vie, l’homme la gagne… Ces valeurs que les femmes invoquent sont celles du don, du dévouement, ce qu’on appelle le « care », auquel la fonction maternante les dédiaient par le passé. Or, le don de soi-même se doit d’être gratuit ! Ces valeurs sont en fait toujours actives en nous, constitutives de notre identité, donc de ce qui fait « notre valeur ». Et nous craignons d’avoir à échanger « notre valeur » contre celle d’un salaire. Nous avons du mal à sérier ces différents moments de notre vie. Nous voulons être « une », indivisible, entière. Les hommes sont plus habitués à séparer leurs différents univers.

 

 

Programme EVE : Votre livre mêle témoignages, réflexion théorique et conseils d’auto-coaching. Quels conseils donneriez-vous aux femmes qui veulent réussir professionnellement et tout particulièrement apprendre à mieux négocier leur salaire?

Laurence Dejouany : Je vais peut-être vous surprendre, mais je pense qu’une des clés de la réussite, pour quiconque, c’est de savoir laisser travailler son cerveau tout seul. Donc de prendre le temps de ne rien faire, de « buller ». Aujourd’hui le modèle de la femme qui réussit, c’est celui de la superwoman qui est en permanence dans l’effort, dans la performance, au prix de douloureux conflits internes et parfois de sa santé. Pourtant, l’inspiration vient dans les moments de pause, quand le cerveau fait son boulot sans avoir besoin d’être stimulé. C’est vital de se donner de droit. Nous n’avons pas à jouer les premières de la classe en permanence ! Il faut apprendre à donner ce pour quoi on est payé : ce qu’on vend, ce n’est pas soi toute entière, mais son temps et sa disponibilité pour certaines tâches, pour certaines missions ; ce temps a un prix, qui est fonction des résultats attendus. Les valeurs que les femmes défendent sont précieuses, mais il ne faut pas en être victime. Par contre, redonnons du sens à cette demande d’augmentation de salaire. Demandons-nous quel est notre projet professionnel, quel est notre projet de vie et quelles en sont les conditions financières. Le reste suit… apprendre à préparer sa négociation et apprendre à la conduire comme je leur propose dans le livre.

 

Propos recueillis par Marie Donzel

 

 

 

Pour aller plus loin :

notre article sur le livre de Barbara Polla, Tout à fait femme

notre bibliothèque idéale du leadership féminin

notre rencontre avec Muriel Pénicaud, DGRH du groupe Danone

notre interview de Brigitte Grésy sur les stéréotypes masculins dans l’entreprise

les conseils d’Anne Mercier, directrice performance et reward chez Danone, pour négocier son salaire