En débat : la cancel culture fait-elle progresser l’inclusion ?

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On parle de plus en plus de la « cancel culture » ou « culture de l’annulation », un concept qui, dans les esprits, mêle dénonciation, boycott, procès en illégitimité, chasse aux sorcières, instruction des pages sombres de l’histoire, appel au remplacement de la visibilité des dominant·e·s par des oublié·e·s, « name & shame », hashtivisme… Bref, on a du mal à s’y retrouver entre une affaire de déboulonnement de la statue d’un soldat confédéré, un appel à la démission d’une personnalité qui a des choses à se reprocher ou des ami·e·s à la sulfureuse réputation, les mouvements collectifs de libération de la parole sur les réseaux sociaux, des campagnes d’affichages urbains visant à remettre en lumière des femmes victimes de l’effet Matilda, des bad buzz qui visent une marque etc.

La cancel culture, c’est un peu tout ça à la fois mais le plus souvent, quand on en parle, c’est pour inviter à la prudence quant aux actions des mouvements activistes de minorités ou de groupes discriminés qui feraient le choix, pour se faire entendre, de jouer sur les effets de réputation plutôt que de recourir aux voies proposées par l’État de droit. Mais est-ce que cela fait avancer la « cause » ? On fait le point sur les arguments pour et contre.

Quand on ne se fait pas entendre, faire du bruit !

La « cancel culture » s’exprime, parmi certains groupes ou mouvements qui agissent en faveur de l’égalité, sous la forme de la dénonciation publique de ce qui est « silencié ». On ne veut pas entendre parler du racisme, du sexisme, de l’homophobie, de la grossophobie, de la condition des personnes en situation de handicap ou de maladie, des violences à caractère discriminatoire, des violences sexuelles etc. ? Qu’à cela ne tienne, on va faire une action coup de poing, le plus souvent symbolique, pour qu’enfin le sujet soit mis à l’agenda ! Les médias, le politique, le monde de l’entreprise sont du jour au lendemain obligés de s’y intéresser. Pour que l’action en question fasse du bruit, il faut évidemment qu’elle menace des intérêts et qu’elle produise des ondes de choc.

Le cas #MeToo est à ce titre intéressant à analyser : des femmes du monde entier dénoncent les violences sexuelles, mais elles le font pour une partie d’entre elles en nommant leur agressseur·e. Ca change tout dans l’approche du problème par un certain nombre d’institutions : tant que l’on voit dénoncé un phénomène (les violences sexistes et sexuelles), facile de se rallier à l’action ; mais si ça met directement en cause une personne avec laquelle on travaille, avec qui on a des liens de réseautage ou d’amitié, dont les compétences sont reconnues, qui a une position clé dans l’organisation, tout de suite, on est moins à l’aise. Pourtant, déjà la voix de l’opinion publique (éventuellement amplifiée par les réseaux sociaux) réclame « l’annulation », c’est-à-dire concrètement la démission ou le licenciement de la personne désignée et la désolidarisation officielle de l’institution qui l’a jusque-là soutenue. Situation embarrassante que de nombreuses instances de gouvernance n’ont pu régler en déclarant qu’il « faut distinguer l’œuvre de l’homme » car cela ne saurait évidemment satisfaire des parties prenantes internes (collaborateurs, pour commencer) et externes (partenaires, par exemple), de plus en plus attentives au sens et à la cohérence des engagements des organisations.

Voilà ce qui rend la méthode de la « cancel culture » redoutablement efficace : en demandant bruyamment qu’on fasse tomber une (ou des) tête(s), elle interpelle les organisations qui emploient le(s) individu(s) incriminé(s) et elle place face à ses responsabilités tout un système qui autorise, qui « couvre », qui conserve les habitudes et préfère les bénéfices du conformisme au respect des valeurs supérieures. Bref, la cancel culture « déménage » !

Quand la « cancel culture » crispe…

La « cancel culture » déménage… Elle déboulonne les statues des acteurs de l’histoire qui se sont illustrés par leur participation au colonialisme ou à l’esclavagisme. Elle défait les réputations de femmes, d’hommes, d’institutions, de marques qui ont (eu) des pratiques condamnables (sur le plan légal et/ou moral). Elle remplace les plaques de rue honorant le nom de ceux qui ont mené des guerres par des plaques mettant en visibilité le nom de celles qui ont contribué aux progrès humains. Elle entend annuler ainsi des prestiges (perçus comme) indus et incompatibles avec le respect des valeurs défendues par les groupes qui la prônent. En somme, elle déconstruit des repères…

Et cela ce n’est pas sans produire de crispations. Ici, on s’inquiète de ce que l’on veuille « réécrire l’histoire » pour des motifs idéologiques, au risque de s’éloigner de la recherche de la vérité. Là, on se soucie de ce que cette forme d’auto-justice affaiblisse l’État de droit, nie la présomption d’innocence et brise les principes républicains qui fondent la confiance des citoyen·ne·s en les institutions. Ailleurs, on se méfie des effets collatéraux d’une campagne de « name & shame », quand par exemple, à l’occasion de la révélation de faits de harcèlement sexuel dans une entreprise, tou·te·s les employé·e·s de celle-ci peuvent être atteint·e·s dans leur fierté professionnelle et le fonctionnement du collectif de travail se trouver durablement accidenté. Ou encore, on ne voit pas l’intérêt qu’il y a à sacrifier la mémoire de grands hommes pour augmenter le nombre de femmes panthéonisées ou statufiées…

La liste des arguments du discours hostile à la cancel culture n’est ici pas exhaustive, mais si l’on devait synthétiser ce qui la rend particulièrement contrariante pour certain·e·s, c’est le sentiment qu’elle procède d’une forme d’agressivité. Comme si la cancel culture procédait de revanches à prendre et reposait sur l’idée que pour que d’aucun·e·s ne soient plus victimes (de discriminations, d’invisibilisation…) il fallait que d’autres soient désigné·e·s coupables et paient la facture. Si on se met dans cette perspective, l’approche « cancel culture » peut sembler contre-productive, voire carrément un contre-sens : comment convaincre du bien-fondé de l’inclusion, qui veut précisément que chacun·e puisse prendre sa place et avoir voix au chapitre en œuvrant par le bannissement ? Comment lever l’invisibilisation et l’autocensure de certain·e·s en demandant le bâillonnement d’autres ? Peut-on vraiment défendre la singularité de chacun·e dans toute sa diversité à soi-même en disqualifiant définitivement un individu en raison d’une partie de ce qu’il est, de ce qu’il défend, de ce qu’il (a) fait ?

Et si la « cancel culture » était l’inverse même de la censure ? 

Il y a bien un paradoxe dans la cancel culture, mais peut-être pas celui qui nous apparait au premier coup d’œil. Le paradoxe, ce n’est pas d’exclure pour inclure ; c’est de mettre en lumière ce que l’on annonce vouloir faire disparaître. Dénoncez les honneurs rendus à un esclavagiste ou à un agresseur sexuel, contestez la position privilégiée d’incompétent·e·s ou de personnages douteux, jetez l’opprobre sur une marque et boycottez-en les produits et vous braquez instantanément les projecteurs sur ces individus ou institutions.

Pas pour le meilleur, c’est vrai. La cancel culture jette une lumière crue, elle oblige à regarder en face ce que nous ne voyons pas, que ce soit par évitement, par méconnaissance ou par confortable habitude de passer régulièrement à côté de cette statue sans nous demander qui elle représente, de voir dans les médias des personnalités sans nous interroger sur leurs éventuelles contradictions, bref de nous repérer dans la vie quotidienne comme dans la société à partir de ce qui est en place sans avoir à tout questionner tout le temps. Et soudain, à la faveur d’un (bad) buzz, ce n’est plus si anodin de se donner rendez-vous dans la rue qui porte le nom d’un individu ayant collaboré avec le régime de Vichy, ce n’est plus une évidence de faire confiance à l’intellectuel ou au journaliste dont le comportement privé est en incohérence avec ses discours, ce n’est plus si léger de rire aux blagues de l’humoriste dont on découvre les comportements inappropriés avec les femmes, ce n’est plus si innocent d’acheter un produit dont on sait la chaîne de valeur polluante ou de recourir à un service dont on sait que le modèle économique repose sur des conditions de travail iniques… La cancel culture ne fait pas taire, elle met au contraire à l’agenda des sujets dont il semble urgent de discuter.

Passer de l’action de « cancel culture » au conflit productif sur les enjeux d’inclusion

Reste la question de la teneur de la discussion, étroitement liée aux postures des parties en présence. Soyons prévenu·e·s, ça ne va pas être simple. La cartograhie des acteurs présage davantage d’une guerre de tranchées que d’un débat policé : d’un côté des activistes impatient·e·s que l’on déconstruise les fondations d’un système socio-culturel accusé de produire des invisibilisations ; de l’autre des acteurs en position plutôt légitimée par ce système et qui ont tout intérêt à sa conservation. Choc des cultures prévisible ! Avec cela, des préjugés croisés ne demandent qu’à s’exprimer dans tout leur potentiel de caricature : jeunes fluides contre vieux cons, « féministes enragées » contre « hommes blancs dominants », outsiders ambitieux contre insiders inconscients que leur position ne doit que pour partie au mérite.

Et puis, il va falloir sérier les sujets : ce qui dérange, c’est la méthode (qui relève volontiers de la désobéissance civile ou s’en approche), c’est le propos (cesser d’honorer des figures controversées et mettre davantage en lumière des acteurs et actrices de progrès humain), c’est le défi philosophique (quelle morale peut dire qui est « bon » et ne l’est pas), c’est les impacts (quels dégâts dans l’existence d’un individu ciblé par une atteinte à sa réputation et quelles conséquences pour ses proches ? Quels effets du bannissement d’une marque sur les perspectives économiques d’une entreprise et, en cascade, sur l’emploi ?), c’est le rapport à l’histoire (s’agit-il de science et/ou de récit ?), c’est la place du contrat social (quand des citoyen·ne·s semblent moins confiant·e·s en la justice et les institutions représentatives pour garantir l’égalité qu’en la coagulation des mobilisations individuelles émulsionnée par des réseaux détenus par des multinationales numériques) ?

La « cancel culture » est là. Elle donne de la voix. Elle produit du débat. Elle porte les sujets d’inclusion (mais pas que…). Alors, toutes ces questions, il va falloir les mettre sur la table et orchestrer le dialogue audible et dirigé vers la solution acceptable par les parties impliquées. Autrement dit, c’est le possible terreau d’un conflit productif, médié par un tiers admissible car compréhensif des objectifs de chacun·e, des blocages des un·e·s et des autres, des points d’accord à partir desquels créer des façons pour chacun·e d’exprimer sa singularité et ses appartenances, ses intérêts et ses valeurs.

Et si ce tiers, c’était chacun·e de nous, finalement moins préoccupé·e de se faire un avis « pour ou contre » la cancel culture, mais animé·e par le souhait que celles et ceux qui contribuent à faire vivre la diversité des points de vue puissent exister sans avoir à se (dé)battre pour cela, s’exprimer avec autant d’audiance que leur message soit confortable à nos oreilles ou bien les oblige à se tendre pour mieux comprendre, contribuer aux transformations de la société dans l’esprit optimiste du sain débat d’idées ?

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE