Un concept à la loupe : la flexibilité psychique

Eve, Le Blog Actualité, Développement personnel

La littérature sur les soft-skills en parle à tout bout de champ : la flexibilité mentale et psychologique serait la porte d’entrée de tous les autres savoir-être. L’idée n’est pas nouvelle : déjà dans les années 1930, Marie Jahoda mettait en évidence cette compétence parmi les fonctions latentes du travail. Aujourd’hui, la notion de flexibilité psychique est au cœur de l’approche ACT (Acceptance & Commitment Therapy) utilisée en thérapie mais aussi dans l’accompagnement des managers aux problématiques de changement.

Mais c’est quoi, au juste, la flexibilité psychique ? On passe le concept le concept à la loupe.

Avant la flexibilité, la rigidité

Piégé·e·s par nos réflexes naturels face au stress

Pour parler de flexibilité psychique, il faut commencer par évoquer notre tendance à la rigidité. Le psychologue Christophe Deval expliquait en 2017 toutes les bonnes raisons que nous avons de nous figer dans des postures limitant nos capacités d’agir. Parmi ces raisons, nous partageons avec les animaux un certain nombre de réflexes naturels, souvent défensifs, pour faire face aux menaces et par extension pour réagir aux émotions que le danger ou la perspective de celui-ci nous inspirent, à commencer par la peur.

Quand je suis effrayé·e, quand mon sentiment de sécurité est dégradé·e, quand ma confiance en mon environnement et en l’avenir est entamée, je réagis de façon rigide : je me glace, je riposte brutalement, je fuis dans une direction unique au risque de faire des dégâts autour de moi… Et à l’intérieur de moi.

On est foutu·e·s, on pense trop ?

Mais ce qui nous différencie des animaux, c’est que nous avons une raison supplémentaire de nous rigidifier : les pensées. Celles-ci nous poussent à poursuivre des actions même quand nous constatons que celles-ci sont inefficaces, voire contre-productives. Par exemple, j’ai en tête que pour mincir, il faut moins manger. Je m’affame, donc. Mais je ne mincis pas, pas autant que je voudrais, pas comme je voudrais. Après 15 jours de diète, je fais le constat que non seulement, ma méthode ne marche pas mais que de surcroît, elle me fatigue, me rend déprimé·e et irritable. Tant pis, je continue, porté·e par la conviction que ne pas m’alimenter va me permettre de mincir (et que mincir va améliorer mon existence, me donner davantage confiance en moi, donc me permettre de mieux réussir dans mon travail etc.). Mes pensées, mes raisonnements et mes convictions semblent plus forts que tous les signaux qui me hurlent d’arrêter ce régime de forçat, inutile et dangereux pour ma santé.

Dans les relations, la passion de convaincre

Rigide avec soi, on sait aussi très bien l’être avec les autres. Ainsi, par exemple, dans les relations, nous sommes légion à croire qu’emporter la conviction de l’autre, c’est le faire changer. Alors, on argumente, on argumente, on argumente, on déploie du discours rationnel, on sort les chiffres, on fait valoir que l’on a de son côté la science, l’autorité ou la vox populi. On finit par obtenir de l’autre un bout du Graal : « t’as raison », reconnait le/la conjoint·e, l’ado, le/la collègue, le/la voisin·e.

Et pourtant, après quelques jours, force est de constater que son comportement n’a pas changé : il/elle continue à ne pas rabattre le couvercle de la cuvette (on s’était pourtant mis d’accord sur l’épandage des virus et bactéries prouvé par la science !), il/elle continue à laisser les paquets de biscuits vides dans les placards (on lui a pourtant expliqué que c’était dans son intérêt de les jeter à la poubelle, sans quoi on ne peut pas deviner qu’il faut en racheter), il/elle continue à dire des vacheries dans le dos des autres (alors qu’il/elle a admis que dire des vacheries, c’était s’exposer davantage à ce qu’on en dise à son sujet et que ça créait un climat de parano dans la boîte), il/elle continue à considérer que le palier du 4è est son débarras personnel (alors qu’il/elle a compris quand on a parlé du fait qu’en cas d’incendie, ce bazar dans la cage d’escalier, ça pourrait ralentir les pompiers).

C’est sûr, s’il/elle persévère dans ses agissements contraires à notre volonté (que bien sûr, on considère comme du simple bon sens), c’est que l’autre est borné·e, totalement rigide. Mais on ne se rend pas forcément compte que l’on s’est soi-même rigidifié en faisant obsessionnellement cas de quelque chose et qu’on a probablement contribué à le/la rigidifier en menant notre passe d’armes argumentaire jusqu’à la prétendue victoire.

Un art de faire son malheur ?

Plus on est rigide, plus on risque la frustration. Chaque fois que je fais l’expérience du fait que mes pensées ne sont pas suffisantes à convaincre et que ma force de conviction ne suffit pas à produire des effets sur le réel, je peux éprouver tour à tour le sentiment qu’on ne m’écoute pas, qu’on ne me respecte pas, voire qu’on cherche à me contrarier, à me provoquer, à me mettre en situation d’échec. Et je peux me rigidifier encore davantage : comme on me résiste, je me braque et je persévère avec d’autant plus d’assiduité dans la croyance que mes pensées, mes arguments, ma position devraient influencer le réel.

Plus je me rigidifie, plus brutal est le contact avec le réel quand il diverge de l’idée que je me fais d’une vie bonne et juste. Cela me fait mal de constater que ce je me représente comme une bonne façon de travailler ou de mener sa vie de famille ne correspond pas à la façon dont on bosse dans mon équipe ou à la façon dont mes enfants se comportent. Cela m’épuise de nager incessamment à contre-courant pour faire valoir une vision des choses qui toute convaincante soit-elle sur le plan rationnel ou normatif ne produit pas ce que j’en attends. Cela nuit à la qualité de mes relations d’entrer en tensions, voire en conflits avec les autres (et parfois avec les gens que j’aime le plus) et de risquer la rupture parce que j’interprète leurs attitudes et actions comme des contradictions.

Bref, plus on est rigide, plus on est tendu·e et plus on risque la cassure quand on est exposé·e aux vents violents du réel.

Souple comme le saule

Etre flexible et enraciné·e à la fois

Dans la nature, il y a des arbres qui résistent moins bien aux assauts du vent : les plus grands, mais aussi ceux dont le bois est le plus dur cassent et s’arrachent de la terre par tempête.

Ceux qui résistent le mieux cumulent trois caractéristiques :

  • Un système racinaire développé : des racines profondes, étendues et irriguées
  • Un bois tendre qui peut se courber sans casser
  • Une densité de feuillage permettant que l’air le traverse

En voilà une métaphore intéressante pour penser notre capacité à faire face aux aléas.

On pourrait voir le système racinaire comme notre identité, notre bagage historique, notre corpus de valeurs, notre estime de soi. Sans oublier que tout cela doit être irriguée, nourri au quotidien par ce qui nous fait du bien à l’âme, ce qui nous ressource et nous épanouit.

Pour ce qui est d’être fait d’un bois tendre, assimilons cela à l’accès aux émotions, à l’acceptation de nos affects, mais aussi à notre capacité à accueillir l’autre et les relations.

Quant au feuillage respirant, prenons l’image telle quelle : inspirer, expirer, laisser passer l’air en nous. Plus métaphoriquement, on peut y voir notre aptitude à supporter que des choses qui nous sont étrangères (des identités différentes, des idées que nous ne partageons pas, des comportements que nous n’aurions pas et/ou que nous n’approuvons pas, des aléas qui troublent nos prévisions…) passent par nous et nous mettent en mouvement, sans pour autant nous dénaturer.

Face à la peur de la dénaturation

L’un des obstacles à la flexibilité, c’est précisément la peur d’être dénaturé·e. C’est particulièrement sensible dans les enjeux de diversité & inclusion : il nous semble souvent qu’accueillir dans un entre-soi des « différent·e·s » va transformer jusqu’aux identités des membres du collectif initialement constitué.

Par exemple, quand on « féminise » les instances dirigeantes, certain·e·s craignent que l’on effémine le pouvoir et les hommes qui l’exercent. Quand on cherche une grammaire commune pour faire dialoguer des personnes venant de différentes zones géographiques et que pour cela, on s’en remet au « globish », on craint une anglo-saxonisation de la société et on s’inquiète de la disparition de la langue française (oubliant que le globish n’est pourtant pas tout à fait de l’anglais). Quand on œuvre à permettre que chacun·e puisse vivre sa culture et sa religion dans l’espace de la laïcité, d’aucun·e·s y voient une menace de « remplacement » d’une culture par d’autres.

Nous serions ainsi prêt·e·s à prendre le risque de la cassure (les notions médiatisées de « fracture sociale », « fracture générationnelle », « fracture culturelle » sont là pour dire comme les cassures et les apparentes irréconciabilités sont parfois déjà une réalité) plutôt que de nous adapter aux mutations de nos environnements… Même si nous adapter, c’est d’abord nous préserver !

L’anémomorphose, une métaphore pour l’adaptation au changement

Revenons un instant à nos images botaniques pour observer le super-pouvoir de certains végétaux : l’anamomorphose. L’anamomorphose est un accomodat, c’est-à-dire une modification morphologique et biologique non héréditaire d’un organisme vivant pour s’adapter aux contraintes de son environnement. Prenons l’exemple d’une jolie plante à fleurs appelée sunrose (helianthemum) : issue des plaines alpines, elle peut être cultivée sur les hauteurs. Elle prend alors des caractéristiques morphologiques proches des plantes de montagne : sa tige raccourcit, ses feuilles sont plus petites, ses fleurs affichent des teintes plus vives. Semez ensuite en plaine des graines de cette plante élevée en montagne : les semis vont pousser comme des plantes de basse altitude, avec toutes les caractéristiques initiales de la plante.

Voilà ce qu’est l’anamomorophose : une adaptation d’un individu aux conditions sans transformation de sa nature fondamentale ! La métaphore nous intéresse tout particulièrement pour penser notre rapport au changement hors les sentiers de la peur de la dénaturation, en nous penchant avec attention sur la façon dont nous considérons les moments que nous vivons.

La flexibilité psychique : une façon d’être soi en situation

Vivre le moment présent

La flexibilité psychologique est centrale dans les thérapies ACT (Acceptance & Commitment Therapy) et elle commence avec un autre regard sur « le moment présent ». On associe volontiers l’idée de vivre le moment présent avec le carpe diem d’Horace qui invite à s’en fiche de l’avenir pourvu que l’instant à vivre soit satisfaisant. C’est un peu court, admettons-le, pour appréhender la question du changement dans un XXIè siècle de tous les défis. Aussi, nous pouvons appréhender le « moment présent » plutôt comme un ensemble de conditions et d’éléments de contexte à prendre comme des données d’abord informatives mais sur lesquelles nous n’avons pas nécessairement prise, ou en tout cas pas sur le court terme de la décision et des actions à engager.

Concrètement, quand j’observe les effets du changement climatique autour de moi, je peux être tenté·e par le réflexe de la pensée et des discours sur les causes d’icelui, les responsabilités des un·e·s et des autres dans la situation, les mesures qu’il faudrait prendre pour arrêter le désastre. Ce sera utile et nécessaire de faire tout ça, mais ce n’est pas prioritaire : si je commence par là, je risque de me rigidifier et de m’exposer à la brutale interaction entre ma pensée et le réel qui va m’affaiblir.

Il me faut commencer par écouter et comprendre ce que cela me fait (quelles émotions cela me provoque, quelles valeurs cela touche en moi, à quels « démons » personnels cela me renvoie…), ce que cela produit dans mon contexte (dans quel inconfort cela me place, en quoi cela porte impact sur mon quotidien et sur mes projets…) et ce que cela produit chez les autres (leurs émotions, leurs réactions, leurs adaptations…). Pas facile, n’est-ce pas, si ce que vivent les autres est très différent de ce que l’on vit soi-même ? Tout l’enjeu de l’empathie est là : il s’agit non pas d’adopter le point de vue et les façons de faire de l’autre, mais de les « comprendre » au sens propre du terme, c’est-à-dire de les inclure dans le corpus de données à prendre en compte pour lire son environnement.

Un « être soi agissant »

C’est à partir de l’acceptation du « moment présent » comme un contexte dans lequel on évolue sans avoir nécessairement prise sur tout ce qui le constitue que l’on peut construire et exercer son pouvoir d’agir. L’individu flexible n’agit que là où il a des leviers et là où il peut se créer des marges de manœuvre. Autrement dit, la flexibilité passe d’abord par le fait d’identifier ses capacités de mouvement immédiatement mobilisables puis par le fait de développer de nouvelles capacités de mouvement.

Commençons par le début : identifier ses capacités de mouvement mobilisables. C’est connaître ses zones d’adaptation, savoir là où l’on se sait suffisamment en sécurité, suffisamment compétent·e, suffisamment capable d’accepter ce qui est différent, ce qui est imprévu, ce qui fait un écart. On oublie les principes, on raisonne en fonction de ce qui est efficace et surtout de ce qui correspond à ce qui compte vraiment pour soi. Prenons un exemple du quotidien : mon enfant refuse de manger ses légumes verts. Ce qui compte vraiment pour moi, c’est peut-être qu’il ait une alimentation équilibrée. En ce cas, je peux lui proposer une autre source de vitamines. A moins que ce qui compte pour moi, c’est qu’il forge son goût en essayant diverses saveurs. Je peux lui donner à découvrir le goût du haricot dans une autre préparation. Ou bien ce qui compte pour moi, c’est que l’on ne gâche pas. Il y en a peut-être autour de la table que ça tente, du rab de légumes ! Mettre en œuvre sa flexibilité psychique, c’est multiplier le champ des solutions possibles face à un problème en se reposant la question : au fond, qu’est-ce que je veux vraiment, qu’est-ce qui est vraiment le plus important pour moi ?

C’est aussi en répondant à cette question des valeurs que l’on peut déployer de nouvelles marges d’adaptation. En effet, ce n’est pas vraiment la peine d’aller chercher à faire changer ses comportements si ça n’a aucun sens ni aucune résonnance pour soi-même. En revanche, s’il y a un enjeu sincère pour moi, je suis naturellement plus motivé·e pour faire évoluer mes habitudes, diversifier mon nuancier de réactions face à certaines situations, renoncer à certains comportements et en adopter de nouveaux. Exemple : je veux arrêter de fumer. Mais pourquoi ? Je vais débarrasser le panier de mes motivations de toutes les raisons rationnelles ou non qui ne m’appartiennent qu’à moitié pour chercher en quoi cesser de fumer répond à une valeur profonde pour moi. Pour les un·e·s, la valeur clé sera la santé. Pour les autres, la liberté. Pour d’autres encore, l’argent. Ou bien l’amour. D’autres valeurs sont encore possibles. Reste que c’est autour de cet axe principal de ma valeur clé que je vais aligner mes actions en vue du sevrage.

Vos failles, clés de votre flexibilité

Ben oui, mais… J’ai mes dépendances, mes névroses, mes faiblesses, mes défauts, mes traumas et blessures. Et tout ça, ça m’empêche, malgré toute ma bonne volonté, d’agir pour changer. Je ne vais jamais y arriver… Que nenni ! La première des acceptations de l’être flexible, c’est son lot de failles et de vulnérabilités. Ne regardons plus nos branches tordues, nos feuilles abimées et notre écorce apparemment mal finie comme des malfaçons qui stopperaient notre capacité d’agir. Ce sont au contraire des voies d’accès privilégiées pour développer notre aptitude à la souplesse. Tout ce que nous prenons pour des imperfections de notre individualité, c’est en réalité autant de preuves que nous avons su nous adapter (on a compensé un manque ou un handicap) ou faire preuve de résilience (on a su se régénérer et continuer à grandir après avoir été touché·e par les tempêtes et soumis·e·s aux sécheresses).

A ces endroits de faille, nous avons sans doute des fragilités qui persistent, mais nous avons appris à trouver les ressources pour survivre et renouer avec l’épanouissement, autrement. Aussi, chaque fois que nous serions tenté·e·s de nous rigidifier pour faire face au changement, nous avons tout intérêt à aller interroger ces parts de nous qui ont su avancer malgré l’adversité pour leur demander comment elles ont fait. Elles nous répondront très probablement qu’elles se sont adaptées et elles nous donneront quelques clés pour en faire autant.

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE