C’est quoi, l’holacratie ?

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Parmi les modes d’organisation et de management qui apportent le changement dans la vie des entreprises et apportent de nouveaux horizons au business, l’holacratie fait l’objet d’une attention toute particulière… Mais aussi, de pas mal de fantasmes.

A son habitude de décrypter les concepts clés du leadership équilibré, le webmagazine EVE a enquêté, pour savoir ce dont il s’agit précisément, d’où ça vient, comment ça se met en place, quels sont les effets directs et indirects de l’holacratie.

 

 

 

Un néologisme pour une philosophie héritée de l’époque socratique (et passée par Descartes)

La notion d’holacratie trouve sa source dans des théories des années 1960, développées notamment par l’essayiste britannique Arthur Koestler. Ce passionné des pouvoirs de l’informel, de l’expérimentation et de « l’esprit » d’un collectif parle alors d’holarchie, dans son ouvrage Le fantôme dans la machine.

Ce titre fait directement référence à la notion élaborée par le behavioriste Gilbert Ryle dans les années 1940 : le « fantôme dans la machine », c’est la substance immatérielle sans laquelle la mécanique d’un corps ne peut fonctionner.

Pour Ryle, c’est « l’esprit », tel que le conçoit Descartes, et de dénoncer une grave erreur d’interprétation dans la lecture du père de la pensée critique quand on distingue le corps et l’esprit. Ce ne sont pas deux identités distinctes, qui seraient en tension ou en quête de réconciliation ; mais un tout organique et interdépendant.

 

Cette idée du « tout », c’est précisément celle que contient la racine grecque « holos » dans holacratie. Cette approche organique de l’individu comme du collectif (lesquels ne sont pas plus en dualité que le corps et l’esprit) a de bonnes raisons de se choisir une étymologie grecque. Car on la trouve déjà dans la vision cosmogonique d’Aristote : le philosophe de la quintessence pense la congruence des éléments qui composent l’univers rendue possible par l’intervention indispensable d’une « essence » supérieure, un « éther » qui diffuse l’âme du « tout ».

 

 

Une organisation « écologique »

Riche de tant d’inspirations, le concept d’holacratie se définit comme un système d’organisation « écologique », qui a pour ressource rare l’intelligence collective (sorte de « quintessence » du groupe) et la met en œuvre dans des conditions organisationnelles favorables à sa préservation et à la libération de son pouvoir créateur de valeur.

 

L’organisation n’est plus perçue comme un cadre permettant de distribuer les fonctions nécessaires à l’activité mais comme un organisme vivant en soi. Avec pour première conséquence que l’organisation se gouverne elle-même au lieu d’être gouvernée par des individus en légitimité statutaire de prendre les décisions, d’orchestrer le travail, de définir et faire appliquer les process etc. Le collectif est force de proposition et de décision, y compris pour ce qui concerne ses propres façons de fonctionner.

 

 

Qu’en attend-on ?

De cette auto-régulation du groupe par le groupe, on attend de nombreux bénéfices tous abrités sous l’enjeu clé de l’agilité : plus de créativité (les esprits se sentent autorisés à s’exprimer), plus de réactivité (quand le droit d’agir ne relève plus d’un mandat attaché à une personne mais de l’intelligence des situations de chacun.e), plus de fluidité (la confrontation des points de vue permet un dialogue favorable à une meilleure compréhension des sujets), plus de dynamiques (la déverticalisation des relations permet de multiplier les voies de l’échange), plus d’adaptabilité (l’autonomie du groupe permet de faire évoluer son propre mode de fonctionnement à mesure que l’environnement se transforme), plus de développement des compétences des un.es et des autres (quand les individus sont en situation d’exercer l’ensemble de leurs capacités et d’en révéler de nouvelles) et la fertilisation d’un esprit intrapreneurial propice à l’innovation…

 

A ces bénéfices d’agilité, il faut ajouter des effets attendus en terme de bien-être au travail (les pesanteurs de la relation hiérarchique s’effacent) et d’engagement (plus de participation favorise une meilleure implication dans les projets), d’attractivité employeur (la promesse d’un quotidien de travail souple, responsabilisant et stimulant peut faire la différence sur le marché des talents…).

 

 

Quand c’est holocratie, tout est permis ?

Déverticalisation, autonomie, valorisation de l’initiative, flexibilité… Est-ce à dire que l’on fait ce qu’on veut en holacratie ? Presque, oui, à condition de respecter les règles du jeu. Celles-ci ont été définies avec précision par l’entrepreneur Brian J. Robertson, auteur du best-seller Holacracy – The New Management System That Redefines Management, paru en 2001.

 

Sous le vocable de Constitution, Robertson désigne les lois qui s’appliquent à tous les individus de l’univers holacratique, quels que soient leur statut, leur ancienneté… La hiérarchie remet tous ses pouvoirs de subordination à la Constitution. La première règle du jeu consiste à construire ensemble les règles du jeu, donc l’écriture collective de la Constitution est en théorie le premier acte holacratique.

Néanmoins, pour permettre aux organisations qui s’engagent dans la démarche d’en accélérer la mise en place, Robertson indique dans un second ouvrage paru en 2010, quelques orientations méthodologiques : fini les statuts, on passe aux Rôles, lesquels ne sont pas attachés aux personnes mais relèvent de la décision collective d’en confier la « charge » à un individu désigné pour un temps et dans une situation donnés, avec une mission définie. Les « Personnes en Charge de Rôle » ont dans leur mission la responsabilité de « processer » les « tensions » et les « redevabilités » (devoirs à l’égard du collectif et du projet). Autrement dit, leur position les oblige en priorité à préserver l’écologie holacratique. Ensuite de quoi, ils sont les artisans du « Process Projet », en responsabilité de « diriger l’Attention et les Ressources et de piloter les « Prochaine-Actions » ; bref de faire avancer le travail ! La Constitution prévoit aussi des « Cercles » qui sont autant de lieux du « Lien », là où s’expriment les idées et points de vue et où se prennent les décisions.

 

On peut entrer dans un niveau supérieur de détail en lisant in extenso la prose de Robertson, mais on retiendra pour commencer qu’holacratie n’a décidément rien à voir avec anarchie et que c’est tout au contraire un modèle d’organisation extrêmement subtil, qui demande pas mal de discipline.

 

 

Le management est mort, vive le leadership Role !

On l’a bien compris, le manager n’ « est » plus : il disparaît au profit de la « Personne en charge de Rôle » qui a des fonctions proches de celle qu’on entend par management. Mais plus du tout l’autorité qui allait avec. Inutile donc de chercher à convertir ses galons acquis en contexte traditionnel pour préempter les « Charges de Rôles » et encore moins d’espérer prendre son tour de « petit.e chef.fe » par cette voie.

 

Car les qualités nécessaires à la « Charge de Rôle » sont tout sauf celles d’un.e bossy boss : on lui demande de solides soft skills telles que l’humilité, la capacité de retour sur soi, la faculté au doute utile, un art de l’animation libéré du goût de sa propre visibilité, un charisme influent mais débarrassé de surcroît d’ego, de l’intelligence émotionnelle et relationnelle, de l’empathie et de l’adaptabilité aux personnes et situations, et surtout de l’ouverture d’esprit à revendre ! Bref, du leadership équilibré et inspirant.

 

 

Et dans la réalité, ça existe ?

Sur le papier, la proposition est séduisante. A part celles et ceux qui ont le goût irréductible de commander sans partage et n’aspirerait aux responsabilités que pour jouir cyniquement du pouvoir d’étriquer autrui, qui ne sera pas séduit par le modèle holacratique ? Mais dans la pratique, peut-on se débarrasser de tous nos vieux schémas organisationnels, avec ce qu’ils ont certes de pesant (pression, tensions, frustrations…) pour chacun.e de nous, mais aussi ce qu’ils contiennent de rassurant (des règles fixes, notamment), voire d’avantageux (on n’est pas si mal que ça en posture de manager dans une organisation verticale, peut-on se dire quand vient le moment de renoncer à certains attributs de la fonction!) ?

 

De plus en plus d’expériences menées en entreprises démontrent pourtant la faisabilité d’un projet d’organisation déverticalisée. Nous vous présentons, à travers l’interview de Claude Philoche,  responsable de la division Business Innovation & Oversight dans l’unité Global Energy Management d’Engie, l’expérience conduite chez le géant de l’énergie français. On cite aussi fréquemment l’exemple de Gore Tex, d’Antonutti Delmas dans le secteur des transports, de certaines équipes de Castorama, de l’enseigne en ligne Zappos…

 

 

Quel bilan pour les entreprises qui s’y essaient ?

Les organisations qui passent à l’holacratie, soit au global soit en mode pilote expérimental, témoignent des bénéfices de l’expérience en termes d’adaptation du travail à la réalité du terrain, d’accélération de la transformation, d’émergence de talents cachés et de réveil de la capacité d’innovation des individus et des équipes…

 

Des bénéfices tels que certaines ont finalement renoncé à leur projet holacratique car il réussissait trop bien, et surtout trop vite. En effet, la transition d’un modèle traditionnel à une organisation alternative pose des questions de rythme. La logique même de l’holacratie porte en elle une puissante accélération du changement, ce qui peut heurter, voire carrément braquer celles et ceux qui ont trouvé leur place dans un contexte fonctionnant avec d’autres règles du jeu et ont du mal à s’embarquer dans une autre voie. Les coups d’arrêt aux expériences holacratiques ont donc souvent pour origine une montée des peurs et résistances.

 

D’autres expériences se sont heurtées à des phénomènes pervers d’infiltration des codes traditionnels dans le fonctionnement holacratique : ainsi, par exemple, des « Personnes en Charge de Rôle » ont vu leur pouvoir non pas diminué par la perte du statut classique de manager mais augmenté par l’addition à l’aura préservée de leur précédente position de capacités supplémentaires d’influence et d’autorité, au risque de dérives autocratiques.

 

Les observateurs et observatrices critiques de l’holacratie pointent par ailleurs des risques psycho-sociaux induits par une certaine perte de repères et une responsabilisation par trop lourde de pression et pouvant conduire au sur-engagement.

 

 

Une démarche pour transformer, plus qu’une méthode à implémenter

Toutes les critiques de l’holacratie aboutissent cependant aux mêmes conclusions : la méthode de Robertson rencontre ses limites (de par sa complexité d’implémentation et son inspiration très libérale qui laisse finalement peu de place aux vulnérabilités des individus), mais la démarche dont elle procède va dans le bon sens. Il s’agit de transformer par le questionnement partagé sur les structures et les codes et par l’ouverture des possibles qui peut permettre à chacun.e de faire valoir son potentiel dans toute sa diversité.

 

Pour ce qui est du questionnement, c’est principalement au management qu’il s’adresse, en l’invitant à repenser sa légitimité et son apport au collectif. L’un des enjeux majeurs pour le/la manager est d’inspirer confiance pour embarquer les équipes, en tenant les promesses d’une organisation du travail plus souple, plus fluide et plus inclusive.

C’est dans cette organisation ouverte à la diversité et capable d’identifier, de valoriser et de développer les compétences multiples des collaborateurs et collaboratrices que le/la leader est en mesure de bâtir un environnement de travail traversé de sens et habité par l’énergie collective nécessaire au changement sans douleur et à l’innovation créatrice de valeur.

 

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE