« Les héroïnes d’opéra ont fait progresser la condition féminine. »

Eve, Le Blog Leadership, Rôles modèles

Rencontre avec Nathalie Manfrino, artiste lyrique, autour de son album « Opéra, une histoire d’amour – Destins de femmes ».

Nathalie Manfrino est soprano. Il y a dix ans, elle enregistrait un album entièrement dédié aux héroïnes des opéras français. Aujourd’hui, elle sort une nouvelle variation thématique sur la féminité dans l’art lyrique : l’album « Opéra, une histoire d’amour – Destins de femmes ».
Pour l’occasion, elle donne une interview à la rédaction du webmagazine EVE. Conversation à bâtons rompus sur la place des femmes dans le monde de l’art en général et celui de l’opéra en particulier, sur l’image des femmes véhiculée par les grandes œuvres du répertoire, sur le leadership des femmes et les rôles modèles qui l’inspirent.

 

Bonjour, Nathalie. Qu’est-ce qui vous a initialement orientée vers l’art lyrique ?

Nathalie Manfrino : J’ai commencé l’opéra vers l’âge de 15 ans. Au départ, je voulais faire le métier de comédienne. Je me suis inscrite au cours Florent, mais je me suis rapidement rendue compte que pour une actrice, le travail et l’excellence ne sont pas toujours les premières qualités demandées. J’avais envie d’un métier artistique et je ne craignais pas d’être exposée au public. Mais je voulais que mes compétences et mon talent soient regardés avant toute chose ! L’opéra, qui exige beaucoup de travail – les cordes vocales sont un muscle qu’il faut travailler quotidiennement – m’est apparu comme un milieu plus préoccupé par le mérite avant tout. Ca ne signifie pas pour autant que la condition des femmes dans le milieu de l’opéra soit toute rose !

Quelle est la condition des artistes féminines dans le milieu de l’opéra ?

Nathalie Manfrino : Comme dans tous les métiers, il y a des écarts de rémunération entre les femmes et les hommes. Ils se font encore plus cruellement jour quand vous tenez le rôle-titre d’un opéra et que vous vous rendez compte que le ténor qui joue avec vous tous les soirs est payé le double ! Ca m’est arrivé. On voit bien l’absurdité de cette situation : nous sommes aussi indispensables au spectacle l’un que l’autre, nous sommes autant exposés, nous travaillons autant, nous avons les mêmes contraintes de travail en soirée, les mêmes déplacements…

Cette question des contraintes liées à la vie d’artiste lyrique est aussi un vrai sujet pour les femmes, qui doivent souvent interrompre leur carrière pour avoir des enfants, ou bien renoncent à en avoir, parce que ce n’est jamais le bon moment. Nos collègues masculins ne se posent pas cette question : ils ont des enfants et ça ne les empêche pas de partir en tournée !

Puisqu’on parle beaucoup aujourd’hui de harcèlement sexuel et de comportements déplacés, il faut dire que les femmes du monde de l’opéra n’y échappent pas. C’est peut-être encore renforcé par l’image de la chanteuse-courtisane qui perdure dans les esprits et amène des situations embarrassantes, comme quand on confond notre personne avec le personnage qu’on joue.

La précarité des contrats n’est pas pour aider les femmes de ce milieu à se défendre : on a peur de ne plus être engagées si on proteste contre les inégalités et les comportements inapropriés.

Et en matière de leadership, où en sont les femmes dans votre milieu professionnel ?

Nathalie Manfrino : On est très loin du compte, en ce qui concerne le partage des responsabilités dans le milieu de l’opéra. Tout le pouvoir, ou presque, est aux hommes. Je n’ai jamais eu de directeur d’opéra femme ni de cheffe d’orchestre. Il y en a, mais ce sont des exceptions.

Vous sortez un disque thématique autour de grandes héroïnes du répertoire (Carmen, La Traviata, La Bohème). Pour vous, que représentent ces figurations féminines ?

Nathalie Manfrino : Je trouve que le regard sur les personnages féminins des grands livrets d’Opéra est souvent assez réducteur. On les perçpoit comme des victimes, des femmes sacrifiées… Je les vois pour ma part comme des héroïnes qui ont fait progresser la condition féminine. C’est vrai que généralement, leur histoire finit mal, mais ce sont des femmes décidées, qui prennent leur destin en main, qui se donnent pleinement et se battent jusqu’au bout. Il ne faut pas s’arrêter au premier degré de l’histoire, mais s’intéresser plutôt à la puissance qui se dégage des personnages.

Une polémique a éclaté au début de l’année, autour des libertés prises avec le livret de Bizet par le metteur en scène Leo Muscato, qui voulait que Carmen participe en quelque sorte au mouvement #MeToo. Que pensez-vous de cette initiative ?

Nathalie Manfrino : Je n’ai pas vu le Carmen de Muscato, mais je ne suis pas gênée sur le principe par l’idée qu’on fasse des relectures des livrets, ça fait partie de la vie des œuvres. Par exemple, il m’est arrivé de jouer une Micaela qui tuait Carmen à la place de Don José. Celaa donne une autre dimension aux personnages et à l’histoire.

Quand on prend des libertés avec une œuvre, il est important que ce soit avec une intention artistique qui apporte quelque chose à cette œuvre. En revanche, s’il ne s’agit que de créer le buzz ou de faire passer des messages politiques, c’est un peu vain. Le cœur de notre métier reste de créer de l’émotion avant tout.

L’album « Opéra, une histoire d’amour – Destins de femmes » est en vente sur le site de Nathalie Manfrino