C’est quoi le phénomène Baader-Meinhof ?

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L’essentiel à savoir sur « l’illusion de fréquence »

C’est étrange, depuis que vous avez appris que votre collègue attend un bébé, vous voyez des femmes enceintes partout ! Y aurait-il un baby-boom en cours ? Tout concourt à vous le faire penser, soudain : partout des articles sur la parentalité, des reportages sur la grossesse, des pubs pour du matériel de puériculture et de l’information sur la santé des bébés dans la salle d’attente du médecin. Et si vous faisiez l’objet du phénomène Baader-Meinhof ?

Zoom sur ce mécanisme cognitif qu’on appelle aussi « illusion de fréquence ».

Quel rapport avec la bande à Baader ?

Au cours de l’année 1994, parait au courrier des lecteurs du Saint Paul Pioneer Press, journal local du Minnesota, la missive d’un certain Terry Mullen qui fait part d’un phénomène curieux. Quelques jours plus tôt, il n’avait jamais entendu parler de la Fraction armée rouge, surnommée la bande à Baader ou le groupe Baader-Meinhof, mais voilà que depuis qu’il a découvert l’existence de cette organisation terroriste allemande, il n’entend plus parler que de cela. Dans les jours qui suivent cette parution, plusieurs personnes se signalent comme vivant la même expérience.

Pourtant, il n’y a statistiquement pas plus ou pas moins d’articles qui paraissent à cette période sur la Bande à Baader qu’à d’autres moments… Les journalistes notent le phénomène comme une bizarrerie, sans enquêter plus avant.

L’illusion de fréquence

Une bonne décennie après cet événement, le professeur en linguistique à Stanford Arnold Zwicky fait paraître une note de blog dans laquelle il analyse les situations dans lesquelles on passe brusquement de l’ignorance totale d’un fait à l’impression qu’il tient une place considérable dans notre environnement. Il nomme cela l’illusion de fréquence.

Ce n’est (a priori) pas le fait d’un complot dans l’intention de vous bourrer le mou avec une idée nouvelle, pas (seulement) la conséquence de stratégies marketing destinées à vous obséder pour vous convaincre de consommer, pas non plus (forcément) que vous êtes une victime de la mode. C’est d’abord votre cerveau qui vous joue un tour : comme une partie de son travail consiste à enregistrer, traiter et classer les informations qu’il reçoit, il rapproche tout nouveau message qui lui parvient d’autres messages qui lui paraissent en lien. Un peu comme si pour « valider » la pertinence d’une information, il lui fallait s’assurer que celle-ci n’est pas isolée. Cette attention particulière aux signaux concordants vous crée une illusion de fréquence. Autrement dit, votre cerveau cherche des confirmations quand il traite les informations.

La conjonction de deux biais

Le phénomène Baader-Meinhof ou illusion de fréquence se situe au croisement de deux biais : le biais d’attention sélective et le biais de confirmation.

Le biais d’attention sélective procède d’un mécanisme cognitif vital : le filtrage des informations. Constamment sollicité par des signaux (plusieurs millions par jour), le cerveau sélectionne celle qui sont les plus pertinentes pour mobiliser des réactions. Parmi ces informations qui retiennent l’attention, il y a bien entendu d’abord tout ce qui met en jeu la sécurité et le confort (par exemple, un signal menaçant ou un signal dérangeant) mais aussi ce qui correspond à des repères connus. Aussi, ce que nous ne connaissons pas n’attirent a priori pas notre attention. En revanche, une fois que nous connaissons l’existence de quelque chose, on en repère facilement et rapidement la présence dans notre environnement. Ainsi, le lecteur du Saint Paul Pioneer Press est longtemps passé à côté des articles sur le groupe Baader-Meinhof car son attention sélective était concentrée sur d’autres informations. Mais à compter du moment où il a enregistré l’information de l’existence de ce groupe, son cerveau a attiré son attention sur toutes les occurrences le concernant. Autrement dit, il n’y a pas eu plus d’informations dans le journal qui paraissaient sur la bande à Baader, mais le lecteur du journal a fait attention à toutes les informations qui paraissaient dessus.

Le biais de confirmation est un mécanisme cognitif intervenant dans le traitement des informations. Il consiste à considérer comme plus pertinent ce qui va dans le sens de ce que l’on pense, de ce que l’on croit, de ce que l’on préjuge… Et il implique une solide résistance au changement d’avis ! Ainsi, une fois que notre lecteur a ancré l’idée que la principale menace de son époque, c’est le terrorisme d’extrême-gauche tel que le pratique le groupe Baader-Meinhof, il collecte tous les signaux qui vont dans le sens de cette idée.

Le phénomène Baader-Meinhof en management

L’illusion de fréquence compte parmi les biais qui conduisent le plus sournoisement à la discrimination, mettant ainsi les managers en situation de risques d’agir de façon inéquitable sans même sans rendre compte.

En effet, le phénomène Baader-Meinhor vient nous chercher sur trois zones de vulnérabilité :

  • La capacité d’attention, aujourd’hui très malmenée par la multiplication des sollicitations: jamais les managers n’ont eu à en gérer autant, venant de différents canaux et s’exprimant tout au long de la journée sur des dimensions variées de la vie professionnelle des individus et des équipes. Le cerveau en surchauffe du/de la manager sous régime de surcharge mentale peut avoir du mal à prendre en compte toutes les informations que l’environnement de travail lui transmet. Il peut alors ne tout simplement plus voir ce qui se passe autour de lui… Et trop voir ce qu’il lui est le plus confortable de regarder en face. Par exemple, notre manager surmené·e pourrait ne pas voir qu’un·e collaborateur·ice hier fragile sur le plan des compétences a considérablement progressé… Et en même temps, continuer à accorder sa pleine confiance à un·e autre qui a été très bon·ne à un moment mais dont le travail est désormais moins qualitatif.
  • La confiance en nos intuitions. Le management n’est pas une science exacte et beaucoup des décisions que nous prenons en tant que managers procèdent de notre perception des situations. On y va parfois « au feeling ». Dans certains cas, les résultats obtenus donnent raison à nos intuitions. Mais dans d’autres, nos intuitions sont mauvaises, voire catastrophiques ! Sauf que si l’illusion de fréquence s’en mêle, nous risquons d’accorder plus d’importance à nos bonnes intuitions qu’aux mauvaises. Et là, gare à la surconfiance qui nous fait par exemple retenir qu’en recrutant des gens qui nous ressemblent, on recrute des gens compétents et à qui l’on peut faire confiance… Mais nous fait oublier que l’on n’a pas sélectionné les CV de personnes de grand talent, jusqu’au jour où l’on découvre que le profil que l’on n’avait même pas remarqué, c’est la concurrence qui l’a embauché avec des résultats stupéfiants sur la conquête de parts de marché !
  • La résistance au changement. Le changement nous dérange, nous perturbe, nous angoisse. Face à ces menaces sur notre équilibre, nous sommes tenté·es de chercher des raisons apparemment rationnelles de maintenir notre cadre de pensée en l’état. Et qu’est-ce qui semble plus vrai que quelque chose qui semble se produire souvent : les gens ne sont pas si bêtes, s’ils font tous la même chose tout le temps, c’est bien que ce doit être la bonne façon de faire ! Sauf que ce n’est pas que les gens font tous la même chose tout le temps, c’est que l’on ne regarde que ceux qui font cette chose-là. Gare au suivisme, donc : ce n’est pas parce qu’il vous semble que tous les managers du bâtiment s’y prennent comme vous pour donner du feedback que c’est vraiment le cas… Ni que c’est nécessairement la bonne façon de faire !
Limiter l’imprégnation de l’illusion de fréquence dans nos prises de décision

Pour limiter le risque d’être influencé·e par l’illusion de fréquence, il est indispensable d’adopter une bonne hygiène anti-biais : préserver ses ressources physiques et psychiques, réduire sa charge mentale, savoir se donner du temps, écouter ses besoins, entretenir sa curiosité, développer sa créativité.

Il est aussi recommandé de se méfier des évidences : qu’un fait soit fréquent ne veut pas dire que ce fait est « normal » ni même qu’il est significatif. Il serait tentant de croire que ce n’est que du bon sens de s’intéresser à ce qui revient le plus souvent, mais ce serait omettre que les « tendances » sont aussi le résultat d’effets de mode, de l’attention sélective des médias ou de la « loi de la proximité » qui veut que l’on accorde plus d’importance à ce qui a des conséquences sur son environnement immédiat qu’à ce qui nous semble plus éloigné.

Il est en effet important de se souvenir que ce que l’on vit et ce que l’on voit est étroitement lié à notre propre point de vue et ne dit finalement pas grand-chose de la réalité dans toutes ses complexités. Un exemple : le télétravail. Managers et collaborateur·ices du secteur tertiaire ont sans doute le sentiment que c’est le phénomène le plus massif de transformation du monde du travail au cours de ces derniers années. La réalité, c’est que moins d’un quart de la population en emploi occupe un poste télétravaillable. Autrement dit, penser le travail d’aujourd’hui et de demain sans se pencher d’abord sur les ¾ de travailleur·euses pour qui le présentiel s’impose, c’est probablement passer complètement à côté du sujet.

En conclusion, restons ouvert·es sur la diversité des situations, œuvrons à la circulation des points de vue, intéressons-nous davantage à ce qui nous parait rare (mais ne l’est peut-être pas tant que ça) qu’à ce qui nous parait « normal ».

 

Marie Donzel, pour les programmes EVE & OCTAVE

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