La « zone proximale de développement » en management

eveprogramme Dernières contributions, Développement personnel

Il y a quelques semaines, dans notre article consacré aux bonnes pratiques pour donner du feedback à ses collaborateurs et collaboratrices, nous évoquions la notion de « zone proximale de développement ». Vous avez été plusieurs à demander à en savoir plus. Dont acte ! La rédaction du webmagazine EVE passe le concept à la loupe.

Brève histoire de la discipline des « sciences du développement »

On doit le concept de zone proximale de développement (ZPD) à Lev S. Vygotsky, enseignant-chercheur russo-soviétique comptant parmi les pionniers des « sciences du développement ». Ce champ de recherche est pluridisciplinaire : il conjugue les apports de la psychologie, de la sociologie, de la didactique, de l’éthologie, des neurosciences, des « cultural studies »…

A ses origines, il s’intéresse avant tout aux mécanismes d’apprentissage chez les enfants,

au début du XXè siècle, avec les travaux d’une série d’acteurs & actrices du monde de l’éducation qui entendent penser l’école, à présent que l’instruction s’installe comme un droit : la désormais célèbre Maria Montessori, mais aussi Ellen Karolina Key dont les travaux sur la construction psychologique précèdent les théories que développera Freud ; Ovide Decroly, inventeur de la « méthode globale » d’apprentissage de la lecture et de l’écriture ; Jean Piaget, penseur de la diversité des « intelligences » etc.

Si toutes ces idées émergent avant la Première guerre mondiale, c’est seulement à partir des années 1960 qu’elles se font véritablement connaître et inspirent des politiques d’éducation… Ainsi que les théoricien·ne·s du management.

L’apprentissage comme fonction du collectif

Après ce détour historique, revenons aux apports de Vygotsky : il pose l’hypothèse que l’apprentissage ne procède pas en premier lieu d’une action dirigée vers l’individu, mais de la dynamique du collectif. Et de mettre cette hypothèse à l’épreuve de l’expérimentation en étudiant le comportement des tout-petits au jardin d’enfants. Très vite, il note que le groupe est un « enseignant » bien plus puissant que l’autorité des parents, tuteurs ou profs : c’est entre eux que les enfants apprennent le plus de mots, de gestes, de postures, de leçons des expériences.

L’adulte est davantage un agent de validation des apprentissages qu’un vecteur premier de « l’inculcation » : ses félicitations adressées au petit pour ses progrès le renforcent dans sa présence au monde et ses interactions avec le groupe ; ses manifestations de désapprobation (pour les gros mots appris dans la cour de l’école, par exemple) lui permettent de se distancier du groupe, comme pour ne pas diluer son identité dans celui-ci, puisqu’il se sait « appartenant » aussi à d’autres cellules sociales, dont sa famille.

Invitation à l’humilité quant aux pouvoirs que nous nous attribuons en tant que parents dans l’éducation de nos enfants, ces premiers éléments de la pensée de Vygotsky sont précieux pour envisager les conditions du développement des talents en entreprise :  ce n’est pas tant en misant sur des potentiels individuels que l’on fait grandir des collaborateurs & collaboratrices qu’en créant une dynamique de groupe permettant à chacun·e d’apprendre des autres.

De l’importance de la diversité dans le collectif co-apprenant

Cette vision d’un collectif co-apprenant bien plus puissant que l’investissement dans une poignée d’individus « sélectionnés » est corroborée par diverses études sur les performances scolaires des enfants et adolescents selon le niveau des établissements. Il a ainsi été mis en évidence que réunir les bons élèves dans une classe « d’élite » ne les fait progresser que très à la marge : ils étaient très bons, ils deviennent légèrement encore meilleurs. Réunir tous les mauvais élèves dans une classe, comme c’est parfois recommandé en association avec des dispositifs de renforcement des moyens éducatifs, ne produit pas non plus d’effets majeurs sur l’abaissement ou l’élévation de leur niveau. En revanche, les classes les plus mixtes, en termes d’origine sociale, d’acquisition des apprentissages en différentes disciplines et bien sûr de genre s’avèrent celles dont le niveau global augmente le plus significativement…

A certaines conditions, toutefois. Pour commencer, il faut que ne s’y reproduise pas de façon informelle la culture des « têtes qui dépassent » : la tentation est forte, dans une classe comme dans un collectif de travail, de repérer les « hauts potentiels » et de leur attribuer, plus ou moins consciemment, une sorte de régime de faveur. Ils seront par exemple plus souvent sollicités pour contribuer et donner leur avis, davantage félicités pour leurs résultats (même s’ils n’ont pas forcément progressé d’un travail sur l’autre ; alors que certain·e·s de leurs camarades peuvent avoir obtenu de moins bons résultats mais témoigner de véritables « pas en avant » par rapport à leurs travaux précédents), bénéficieront globalement de plus de signes formels et informels de « validation ». Il faut aussi, conséquemment, que le collectif bénéficie d’un « management inclusif » : alerte sur les stéréotypes et biais, soucieux de l’égalité des chances, considérant les conditions de chacun·e et vigilant quant à la participation de tou·te·s.

 

L’étayage, au cœur du modèle ZPD

Dans le modèle de Vygotsky, l’autonomisation (ce qu’on appellerait aujourd’hui l’empowerment) est le principe général : l’individu, au sein du groupe, prend sa place, apprend par lui-même au travers de la relation avec les autres (imitation, compréhension des situations observées sans avoir forcément besoin de les vivre, oppositions constructives, coopération fluide…).

Mais il arrive qu’il ait du mal à suivre : le rythme du groupe ne lui convient pas, des spécificités de sa situation ou de sa personnalité le mettent plus en difficulté que d’autres pour acquérir les apprentissages, des expériences insatisfaisantes dans la vie du collectif peuvent avoir produit des « freins » inconscients (autocensure, perte de confiance…) voire l’amener à des positions de « retrait »… L’intervention de l’animateur (l’enseignant avec des enfants, l’entraîneur dans une équipe sportive, le « manager-coach » dans un collectif de travail…) est alors requise pour accompagner son retour à la dynamique co-apprenante. Et pour atteindre cet objectif, il va lui falloir d’une part veiller au timing et d’autre part analyser la zone proximale de développement de l’individu.

Pour ce qui concerne le timing, d’abord. Il s’agit de ne pas intervenir trop tôt, pour ne pas casser la dynamique d’autonomisation par le groupe si ce dernier parvient de lui-même à ré-embarquer la personne… Mais pas trop tard non plus, car il existe une « zone de rupture » au-delà de laquelle l’individu, même accompagné, risque d’être rattrapé par le découragement au cours de ses efforts pour se remettre en selle.

En effet, la dynamique d’apprentissage passe par un savant équilibre entre renforcement et stimulation, prise de confiance et mise en risque, gain en aisance dans l’exploitation des acquis et conquête de nouveaux territoires de compétences. La zone proximale de développement désigne cette prise d’équilibre par « étayage » entre la marche franchie et l’étape suivante à atteindre. Par exemple : un individu qui maîtrise très bien ses outils de travail va devoir faire évoluer sa posture pour être en meilleure capacité de coopérer. Lui asséner que le monde n’est plus aux hard-skills mais aux soft-skills et qu’il va lui falloir se former à l’intelligence émotionnelle et à l’écologie relationnelle sans trop traîner parce que demain les robots pourront faire son boulot, c’est probablement lui offrir un aller-simple pour sa « zone de rupture ». Mais lui demander, par exemple, de transmettre ses connaissances techniques à des profanes en lui garantissant de bonnes conditions pour exécuter cette mission (attention bienveillante du public, aide à la vulgarisation du discours, soutien dans les moments difficiles, feedback de qualité…), c’est l’emmener sur sa zone proximale de développement de compétences en communication, en didactique, en empathie, en agilité… Ensuite de quoi, il pourra consolider ses acquis et repartir à la conquête de nouveaux territoires de son propre potentiel grâce aux interactions.

Quel rôle du management ?

L’approche du développement des compétences par la ZPD confie trois missions principales aux managers :

1/ Mettre en place et animer un collectif co-apprenant

Pour qu’un collectif puisse être un espace d’apprentissage entre pairs, il lui faut d’abord être inclusif. Ce qui implique qu’une certaine diversité y soit représentée, mais surtout que chacun·e s’y sente pleinement accueilli·e (reconnu·e dans sa singularité), appartenant·e (comme membre légitime) et autorisé·e (à prendre la parole, à prendre des initiatives).

Pour la/le manager, cela va notamment demander un effort de vigilance sur les rapports de pouvoir sous-jacents susceptibles de se mettre en place, notamment à la faveur de conflits mal gérés. Car le collectif va devoir coopérer, c’est-à-dire travailler en bonne intelligence en jouant la complémentarité des profils (ce qui n’est pas le plus difficile) mais aussi en faisant place à la spontanéité et l’audace des un·e·s et des autres de façon à permettre les fertilisations croisées et autres dynamiques de partage des savoirs.

2/ Évaluer régulièrement l’engagement et mettre en œuvre des mesures d’accompagnement au développement progressif de nouvelles compétences  

Dans l’approche ZPD, le « manager-coach » a toute sa place. Comme l’entraîneur sportif, il/elle observe avec attention le fonctionnement du groupe et les signaux envoyés par chacun·e des individus qui le composent. Sa vision globale lui permet d’évaluer la condition des un·e·s et des autres, de percevoir les signes de fatigue, de désengagement…. Il apporte du feedback au collectif ainsi qu’à chacun·e. Il/elle fixe des objectifs co-construits avec l’individu en visant ce fameux équilibre entre zone de confort permettant de se sentir en confiance et zone d’inconfort offrant un horizon de stimulation. Elle/il peut être amené·e à pousser un peu vers plus d’ambition, comme à modérer l’enthousiasme du sujet qui voudrait aller trop haut trop vite au risque de se heurter à sa « zone de rupture ».

3/ Ré-engager les démobilisé·e·s

Le management n’est cependant pas une science exacte, et outre le fait que le/la manager peut s’être trompé·e, il/elle est par ailleurs confronté·e à des variables qui échappent à sa responsabilité. Le désengagement d’un·e collaborateur/collaboratrice peut relever d’événements sur lesquels l’organisation n’a pas ni influence ni pouvoir de répondre aux besoins qui s’expriment. Pour autant, la démobilisation n’est pas une fatalité : certes, il est plus difficile de ramener dans le collectif co-apprenant un individu qui a atteint la zone de rupture que de veiller au long court à sa participation continue ; mais le management a tout de même sa carte à jouer. D’abord, en restaurant la confiance (en soi, envers les autres, envers le collectif et l’organisation) et en replaçant le sens au cœur du motif. Que représente le travail pour la personne ? Qu’en attend-elle ? Qu’est-ce qui devrait changer pour qu’elle retrouve sa place ? Pour qu’elle trouve une nouvelle place ? Car peut-être qu’une des raisons pour lesquelles la personne n’est pas au top de son engagement, c’est qu’elle a besoin d’évoluer, sans pour autant parvenir à définir vers quoi elle veut et peut aller. Alors, il est intéressant d’instruire avec elle le champ de ses « compétences mutationnelles », à savoir tout ce qu’elle sait faire (sans forcément en être consciente), qui aura été appris dans le travail comme au travers d’expériences extraprofessionnelles et qui peut être transféré dans un métier utile au collectif. En capitalisant sur le « mutationnel », on peut ainsi ramener l’individu dans sa zone proximale de développement : il s’agira de l’accompagner dans la professionnalisation de ses savoir-faire et savoir-être, de mobiliser le collectif pour accueillir le nouveau « moi » professionnel de celui/celle qui est en évolution et de valoriser l’apport de chacun·e à la démarche co-apprenante.

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE