Sortir du « triangle dramatique » pour manager de façon plus juste et plus constructive

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Une victime, son bourreau… Et soudain un sauveur qui entre dans la danse pour défendre la première via le rapport de force avec la seconde. C’est un grand classique des situations de tension au travail. On appelle cela le « triangle dramatique » ou « triangle de Karpman » en référence au psychologue qui a modélisé ce scénario relationnel et mis en évidence ses effets délétères pour les individus, le collectif et les organisations.

Afin de mieux identifier les moments où ce fâcheux triangle se met en place et pouvoir proposer des modes de résolution des conflits plus durables, passons le concept à la loupe.

1968, année analytique

Persécuté-Persécuteur-Sauveur

C’est en 1968 que Stephen Karpman fait paraître son grand article « Fairy tales & script drama analysis » dans lequel il met en évidence le « jeu psychologique » qui se met en place quand, dans une situation opposant deux individus, l’un se positionne en persécuté de l’autre et fait appel au soutien d’un tiers pour prendre son parti… Les coalisés se constituent alors en entité perçue comme persécutante par le « bourreau » désigné. Lequel devenu victime reproduit le même schéma, soit en retournant l’un des deux coalisés en sa faveur soit en faisant appel à un nouveau tiers pour le soutenir. Escalade conflictuelle garantie, avec son lot de sournoiseries, de malentendus fossilisés et autres dilemmes de loyauté.

Cette modélisation du pourrissement du conflit s’inscrit dans l’esprit de l’analyse transactionnelle, école dont Karpman est l’un des plus fameux représentants. Ce courant, impulsé à la fin des années 1950 par le psychanalyste Eric Berne s’intéresse aux dynamiques intrapsychiques qui s’exercent au travers des relations entre individus et des relations sociales. Pour le dire plus simplement : que se passe-t-il en « moi » quand j’interagis avec les autres et de quelle façon ce que « je » fais influence mon environnement ?

Théorie des « jeux psychologiques »

L’école de l’analyse transactionnelle postule que des « jeux psychologiques » se mettent en place de façon infernale, à l’image des jeux de société dont on peut faire indéfiniment des tours jusqu’à ce que l’un des joueurs gagne et l’autre perde… A moins que le plateau, les pions, les dés et les cartes volent à travers la pièce pour cause de fâcherie généralisée sur les règles ou des affaires de tricherie(s) !

Parmi ces « jeux psychologiques », on peut citer le « ball trap » qui consiste à demander de l’aide quand on se sent en difficultés tout en opposant systématiquement tout un tas de conditions inaccessibles quand des solutions sont proposées : « Ca pourrait marcher, ton idée que j’aille lui parler. Je suis pour, bien sûr… Mais là, ce n’est pas le moment. Et puis je suis sûr·e que lui/elle ne voudra pas m’écouter. C’est impossible de communiquer avec une personne aussi tordue que lui/elle… ».

Autre « jeu psychologique » :  « le maître chien » qui consiste à faire passer des abus d’autorité pour des demandes légitimes : « Ce n’est pas par plaisir que je suis dur·e avec lui/elle. C’est pour le bien de l’équipe… Et si ce n’est pas moi qui fais le sale boulot de le/la rappeler à l’ordre, qui va siffler la fin de la récré ? ».

Ou encore « la scène » ou « racket émotionnel » qui consiste à s’emparer de tout l’espace de discussion par une expression sans partage d’émotions explosives (la colère noire, la crise de larmes, le fou rire…) afin d’éviter ou de retarder le moment de regarder un problème en face et de le traiter.

Jeux inconscients… Mais dangereux

Ainsi présentée, la théorie des « jeux psychologiques » brosse en creux des portraits de personnalités ingérables, égotiques et/ou malhonnêtes, qui ne chercheraient que leur propre bénéfice dans les interactions. C’est aller un peu vite en besogne, car ce que l’analyse transactionnelle souligne avant tout, c’est le caractère inconscient ET dynamique de ces « jeux psychologiques ».

Inconscients, ils le sont parce que les personnes qui s’y adonnent ne sont généralement pas animées de mauvaises intentions :  le plus souvent, elles en arrivent à ces jeux malsains parce qu’elles ont attendu d’avoir épuisé leurs ressources psychiques avant d’adresser les difficultés relationnelles qu’elles rencontrent. « J’ai pensé pouvoir m’en sortir seul·e, j’ai essayé de faire des pas vers l’autre, je me suis pris des murs… Et je me suis usé·e alors voilà, maintenant, je craque, je n’ai plus confiance, je ne crois plus que ça peut s’arranger ». Et il n’est pas rare qu’en plus de souffrir de la situation, les individus soient par ailleurs malheureux de se voir donner le pire d’eux-mêmes.

Dynamiques, ces « jeux psychologiques » le sont parce qu’ils engagent systématiquement la relation entre les individus en plus des individus pris isolément. La relation devient le terrain miné d’une guerre de malentendus, de rancœurs sourdes et de frustrations indigestes. Aussi, il y a (au moins) trois « blessés » : les deux personnes qui sont en conflit et le lien qui persiste à exister entre elles, mais s’abime de jour en jour, en même temps qu’il est d’une certaine façon consolidé par l’attention aiguë que lui prêtent les « joueurs ». Mais le décompte des victimes directes ou collatérales peut s’alourdir exponentiellement, à mesure que de nouveaux « joueurs » entrent en scène, avec de bonnes intentions (aider à la résolution du conflit, soutenir la personne qu’ils perçoivent la plus en souffrance…) et/ou en inconscience de besoins sous-jacents qu’ils pourraient espérer satisfaire en se faisant alliés ou rivaux de te·le ou tel·le (reconnaissance, positionnement, tissage d’une relation privilégiée avec l’un·e ou règlement de comptes avec l’autre…). A l’arrivée, une vaste toile d’araignée prend tout un collectif au piège d’interdépendances toxiques.

Prévenir le triangle de Karpman

Place aux émotions !

Le seul tableau des dégâts imputables au triangle dramatique doit normalement suffire à convaincre de prévenir sa mise en place. Ce qui passe avant tout par l’acceptation de la place des émotions dans les relations. Indicateurs de besoins satisfaits ou insatisfaits, les émotions ont bien leur intelligence… Pourvu qu’on sache les identifier ! Gare au risque, par exemple, de prendre la peur pour de la colère ou la surprise pour de la joie ! Et vice-versa, comme en écho au titre du film d’animation qui leur est précisément consacré.

Il faut aussi entendre le signal que les émotions envoient : que dit la peur du sentiment d’être menacé·e dans son identité et/ou sa légitimité ou d’être maltraité·e ? que dit la colère du sentiment d’être heurté·e dans ses valeurs et/ou d’être victime d’une injustice ? que dit la joie du sentiment de plénitude ? que dit le dégoût du sentiment de perdre l’envie et/ou l’espoir ? que dit la tristesse du sentiment de déception et/ou de deuil ? que dit la surprise du sentiment que tout un horizon s’ouvre et/ou que tout un système de lecture du monde n’opère plus ?

Le travail d’accueil et d’acceptation des émotions est celui des individus, en leur for intérieur ; il est aussi celui du collectif et de l’organisation qui se doit de « prendre au sérieux » leur expression et ce qu’elles indiquent des besoins… Tout en veillant à l’équité : que ce ne soit pas toujours les mêmes (les plus extraverti·e·s, les mieux positionné·e·s du fait de leur statut ou de leur réseau etc.) qui s’autorisent à s’exprimer et soient entendu·e·s .

Communication franche, respectueuse et loyale : les bases de la saine conflictualité

On s’épargne bon nombre de jeux psychologiques en garantissant de bonnes conditions de communication interpersonnelle, notamment quand elle a une dimension conflictuelle : les échanges entre individus doivent être francs, respectueux et loyaux. Ce qui implique pour chacun·e de faire l’effort de dire ce qui la/le tracasse… Et de le dire prioritairement à la bonne personne, c’est-à-dire celle qui est co-impliquée dans la relation, et non à des tiers qui n’ont d’autre pouvoir que d’écouter et/ou de prendre parti en n’ayant accès qu’à une vision de la réalité.

La franchise est de mise : il est souhaitable de dire les choses de façon directe, en évitant notamment les euphémisations inutiles, les sous-entendus et autres polluants relevant de la mauvaise foi. Pour autant, franchise ne signifie pas brutalité : la forme de l’expression est clé, qui doit préserver les codes d’usage de la politesse mais aussi marquer de la reconnaissance de l’autre comme individu avant de le ramener à sa fonction dans l’organisation ou à des traits de personnalité dont on préjugerait.

Par ailleurs, il faut veiller à ne pas blesser la personne inutilement : exercice difficile que celui qui peut mettre en face des personnes plus ou moins susceptibles de tempérament. Mais en affirmant avec sincérité son souhait d’améliorer la relation et son engagement à œuvrer à y contribuer autant que l’autre, on avance déjà avec un rassurant drapeau blanc. Une condition cependant : tenir cet engagement, ainsi que tous ceux qui seront pris au cours de l’échange. C’est la base de la confiance durable !

Et quand on est pris dans le triangle, comment s’en sortir ?

Le rôle de la médiation

Il arrive que malgré une culture d’entreprise promouvant les valeurs d’une communication de qualité et les efforts accomplis par le management pour en faire une réalité au quotidien, une équipe soit rattrapée par le triangle dramatique. Alors, comment en sortir ?

D’abord, en réagissant rapidement, notamment pour éviter la propagation du « jeu psychologique » dans tout l’environnement de travail ! Dès la situation identifiée et avant qu’elle soit envenimée, les protagonistes sont invités à un échange en face à face pour se faire entendre les un·e·s des autres sur ce qui dysfonctionne dans la relation.

Au besoin, un tiers sécurise l’échange, en adoptant une position de « médiateur » : son rôle n’est pas d’arbitrer en donnant tort ou raison ni en sifflant d’autorité la fin de la récréation, mais d’accompagner l’expression des besoins puis la co-construction d’une solution acceptable et appropriable par toutes les parties. Au cours de ce travail, le « médiateur » doit amener à l’exploration des réactions des individus dans chaque rôle tenu : qu’est-ce que je fais quand je me sens victime ? Comment je réagis quand une victime me fait appel pour la « sauver » ? Qu’est-ce qui se joue en moi quand je me retrouve en position de persécuteur ?

Le triangle des gagnants

Le médiateur peut aussi accompagner les protagonistes dans un exercice de décalage de leur posture. C’est ce que recommande Acey Choy pour transformer le triangle dramatique en « triangle des gagnants » :

  • De victime, on passe à « vulnérable », c’est-à-dire en acceptation de sa fragilisation temporaire mais en capacité de se renforcer en étant acteur de la solution ;
  • De persécutueur, on passe à « assertif », c’est-à-dire en position d’affirmer un point de vue et d’exprimer ses besoins, en ayant obligation de bien traiter les individus ;
  • De sauveur, on passe à « bienveillant », c’est-à-dire en conscience et en reconnaissance de l’existence d’une relation dans laquelle il y a souffrance, tout en laissant les personnes impliquées travailler à la résolution de « leur » conflit dans des conditions équitables.

 

Marie Donzel, pour le Programme EVE

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