C’est quoi la dissonance cognitive ?

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« Je me demande qui a bien pu définir l’homme comme un animal rationnel. » Dans Le portrait de Dorian Grey, Oscar Wilde pointe du doigt une des grandes facettes de notre humanité : nous sommes des êtres de contradiction. Pas toujours d’accord avec les autres, nous ne le sommes pas non plus si souvent avec nous-même. Et c’est grave, docteur ? Le plus souvent non… Mais ça peut virer en dissonance cognitive, un état de « conflit interne » très inconfortable, voire franchement douloureux.  Le webmagazine EVE a enquêté : origines du concept, manifestations du conflit interne, conséquences sur les individus et leur environnement, solutions pour prévenir la dissonance cognitive…

Aux sources du concept de « dissonance cognitive » 

La théorie de la dissonance cognitive, figurant aujourd’hui parmi les théories majeures de la psychologie sociale, naît au milieu des années 1950 à travers les travaux menés par le psychosociologue américain Léon Festinger et ses collègues de Stanford. L’équipe de recherche s’interrogeait alors sur les conditions de l’émergence des rumeurs dans le cadre d’un climat social défaillant. Pourquoi les survivant·e·s d’un séisme survenu en Inde en 1934 avaient-ils propagé l’idée que des répliques allaient s’ensuivre, idée pourtant infondée mais adoptée par le plus grand nombre au point de muer en certitude admise ?

Festinger et son équipe lèvent alors le voile sur l’utilité psychologique et sociale des rumeurs : face à une vulnérabilité vécue comme trop anxiogène, les individus ont besoin de créer une cognition pour apaiser la tension qui les affecte. Cette découverte pave la voie du concept de dissonance cognitive, définie comme « un sentiment d’inconfort psychologique causé par deux éléments cognitifs discordants ». En somme, une incompatibilité dans ses croyances intimes, à la source d’un déséquilibre interne et qui produit un certain malaise, voire une forme de souffrance.

Les expressions de la dissonance cognitive

Cette dissonance, qui correspond à un déséquilibre cognitif, peut résulter d’une contradiction interne. Quand nos pensées, émotions, valeurs et comportements ne sont plus en phase, la tension apparaît. « On court à notre perte si on n’adresse pas le défi de l’écologie ! Mais l’avion c’est quand même pratique. », « La violence animale, c’est le mal ! Mais la viande des grisons c’est si bon. ». Quel inconfort quand nos convictions, nos besoins, nos désirs, nos habitudes jouent aux auto-tamponneuses !

La dissonance cognitive peut aussi naître de tensions entre notre identité individuelle et notre identité sociale. Classiquement, quand nous sommes confronté·e·s à des injonctions paradoxales : « Si tu veux que l’égalité advienne, il faut oser assumer ton ambition en tant que femme. Mais pas comme ces reines des abeilles qui sont pires que des mecs, hein ! ». Cette mise en balance d’exigences personnelles et d’attendus sociaux va aussi prendre la forme de conflits de loyauté : « Dois-je être ‘corporate’ par fidélité à cette entreprise qui m’a personnellement beaucoup apporté, alors que je me sens très mal à l’aise avec certaines de ses activités qui sont polluantes ou certaines pratiques à l’égard des sous-traitants que je ne peux pas cautionner ? »

Les stratégies pour se débarrasser de la dissonance cognitive interne

Nous sommes certes des êtres de contradictions mais nous ne manquons pas de ressources pour les gérer, même si les « solutions » auxquelles nous recourrons ne sont pas toujours les plus efficaces.

Face à une dissonance cognitive interne, trois stratégies classiques pour tenter de retrouver son équilibre interne :

  1. Changer ses convictions en faisant évoluer son opinion : « c’est décidé, je ne suis plus écolo. C’est bidon ! ». Mais il est difficile d’être versatile quand il s’agit de nos valeurs profondes.
  2. Ajuster son comportement pour que ce dernier s’accorde à nos convictions : « Cet été, je pars à l’autre bout du monde, mais uniquement en train et à vélo ». Mais le changement, c’est laborieux (« tiens, le temps que j’arrive à 1 000 kilomètres de ma destination, mes vacances sont finies ! »), voire ça peut donner une impression de sacrifice (« Je pourrais ne pas aller au Japon… Me priver de voyages. Voire de vacances tout court. Ne plus sortir de chez moi. Et pourquoi pas même arrêter de respirer pour produire moins de Co2 »)
  3. Alors souvent, on se contente d’un mécanisme de défense (apparemment) plus confortable et très puissant : la (post)rationalisation. On ajoute des cognitions supplémentaires à notre système de pensée pour apaiser notre esprit tourmenté : « Après tout, que représente mon billet d’avion dans la balance de la pollution industrielle mondiale ? ». Nous mettons notre créativité intellectuelle au service de notre bien-être, en accusant les autres (« C’est les baby-boomers qui ont sali la planète. Quelle génération égoïste ! »), en invoquant les circonstances (« J’ai très peu de vacances, j’en profite un maximum. Quand on aura 4 mois de congés par an, j’envisagerai de revoir ma façon de faire du tourisme ») ou en trouvant des justifications d’opportunités (« Dans ce cas précis, je prends l’avion pour la bonne cause : un chantier humanitaire pour construire des digues anti-inondation dans un petit village fortement menacé par les conséquences du changement climatique »).

Le conformisme comme résultante du conflit de loyauté interne/externe

Quand la dissonnance cognitive nous met en tension entre notre être-soi et notre environnement, arrive le conflit de loyauté. Que faire quand nous sommes en dissension avec un de nos groupes d’appartenance, par exemple au travail ? Deux solutions : soit on affirme son opinion contradictoire avec assertivité, quitte à rentrer en conflit. Mais le conflit est coûteux en temps et en énergie, et peut avoir des conséquences néfastes sur l’appréciation du groupe à notre égard. Pour ne pas se retrouver marginalisé·e, il est donc fort tentant de se conformer à l’opinion générale.

Rejoindre l’avis majoritaire du groupe en taisant son opinion dissidente alimente fatalement le sentiment de dissonance cognitive, créant du mal-être individuel et pouvant à terme affecter le sens que l’on trouve au travail. Cette posture conformiste qui crée de l’autocensure n’est pas plus bénéfique au collectif, qui se prive de facto des richesses de la diversité humaine.

Prévenir la dissonance cognitive au travail

La prévention des souffrances et des effets délétères de la dissonance cognitive se joue à plusieurs niveaux :

  • Au niveau individuel, il est primordial d’être à l’écoute de ses émotions, et notamment de ses émotions négatives. Qu’elles se manifestent par de la peur, de la colère, de la tristesse ou du dégoût, elles sont certes « dérangeantes » mais pas moins utiles : elles se font les messagères d’un malaise naissant. Il revient donc à chacun·e d’entre nous de développer son intelligence émotionnelle.
  • Au niveau managérial, la prévention des risques psychosociaux induits par les situations de dissonance cognitive passe par un accueil des émotions complexes de chacun·e. Envisager le conflit de manière constructive en ne considérant pas la contradiction comme un élément de disqualification et faire place à l’expression des opinions minoritaires et/ou dissidentes à la lumière de leur apport au collectif permettent ainsi de paver la voie d’un management inclusif.
  • L’organisation peut et doit enfin envoyer des messages clairs sur sa volonté de favoriser les expressions de l’« être-soi » avec une politique concrète d’inclusion. Il s’agit notamment d’impulser la culture du débat, qui doit cascader à tous les échelons de l’organisation. Le conflit demande certes du temps et de l’énergie, mais il est la condition sine qua non d’un climat inclusif, source de bien-être individuel quand il permet la consonance des individualités qui la composent et de performance collective quand ces individualités sont libres d’exprimer toute la richesse qu’elles ont à offrir.

Valentine Poisson pour le webmagazine EVE