En débat : peut-on (encore) blaguer au boulot ?

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Le mouvement de libération de la parole, associé à une sensibilisation croissante sur les discriminations, les agissements sexistes et le harcèlement, constitue une véritable transformation culturelle… La dynamique est majoritairement saluée en ce qu’elle représente une avancée historique pour l’inclusion. Mais ça ne se fait pas non plus sans inquiétudes quant à l’avenir des relations de travail, notamment entre femmes en hommes. Revient souvent la question d’un risque d’aseptisation des ambiances professionnelles : et si demain, on ne pouvait plus faire une plaisanterie au boulot sans risquer d’être rattrapé par la patrouille anti-stéréotypes ?

La rédaction du webmagazine EVE s’est penchée sur la question de la place de l’humour au travail et sur les débats (parfois animés) que cela suscite.

Le rire est le propre de qui ?

Peut-on rire de tout ? « Oui, mais pas avec tout le monde », répond-on volontiers, avec une certaine simplicité, pour ne pas dire un fâcheux simplisme. Car derrière, ce « pas avec tout le monde » se cache à peine un principe d’exclusion : pas de blague misogyne devant les femmes, pas de blague raciste devant les personnes d’origine réelle ou supposée différente de la majorité, pas de blague sur les gays en présence des personnes connues ou perçues comme LGBTQ+.

Bref, on pourrait blaguer en « entre-soi » partageant les mêmes codes, les mêmes valeurs, la même définition du second degré etc. Seule façon d’éviter les rabat-joie qui n’ont décidément pas le « sens de l’humour » quand ils/elles se montrent dérangé·e·s, voire s’offusquent de ce que d’autres assument comme de la potacherie sans gravité ou du 18è degré que les bas-de-front prennent pour argent comptant. Ca sent quand même un peu les rapports de domination, ce droit à la bonne blague des un·e·s qui renvoie ceux qui ne rient pas à la sinistre maussaderie des mauvais coucheurs !

Dès 1961, Jacqueline Frisch Gauthier souligne dans un article de la Revue française de sociologie que le rire au travail est un « agrément social » en interaction permanente avec l’autorité. Autorité formelle, celle de la hiérarchie par exemple, qui peut faire l’objet de sarcasme, d’ironie, de caricatures. Mais autorité informelle aussi quand des personnalités maniant l’humour avec dextérité exercent un pouvoir d’attraction éventuellement mêlé de crainte : plutôt rire avec eux que de risquer d’essuyer un jour leur répartie cinglante ou de faire l’objet de leur blague plus ou moins bienveillante.

L’humour est un pouvoir. L’humour a du pouvoir, et cela d’autant plus qu’il adresse le sensible (les identités, les relations, les sujets qui fâchent, les mutations de la société…) sans passer par l’argument mais en allant directement percuter les émotions et provoquer la réaction-réflexe qu’est le rire. Sacrément puissant pour engager, mais aussi pour blesser ou exclure.

L’indispensable rire dans le travail

Dans rire et faire rire, comme dans son précédent ouvrage Manager avec humour, Lionel Bellenger invite à se placer du côté lumineux de la force. Après Bergson, l’auteur estime que le rire est une « souplesse » de l’esprit de l’individu, de la relation entre individus et de la dynamique du collectif. Avec les neurobiologistes qui ont observé les effets du rire sur la santé physique et psychique, Bellenger confirme que l’on ne peut se passer de rire au travail. En tant qu’expert de la négociation, il affirme que le rire est salvateur mais aussi « solvateur » dans les situations de tension.

En effet, qui n’a jamais vu de quelle façon un éclat de rire général, souvent à la faveur d’un lapsus ou d’une situation incongrue, fait redescendre la tension de dix crans dans des situations plus qu’électriques. Un exemple parlant : souvenez-vous de la Garde des Sceaux Christiane Taubira, défendant à l’Assemblée nationale le projet de loi en faveur du mariage pour tou·te·s, tandis que, dans la rue, insultes sexistes, racistes et homophobes proférées lors des défilés hostiles au texte avaient fait des discussions parlementaires un véritable champ de mines. La tension est à son maximum, la Ministre va répondre à une question d’un député de l’opposition et les premiers termes de sa prise de parole peuvent être interprétées de façon équivoque. Elle est la première à s’en rendre compte et se trouve alors pris d’un irrépressible fou rire. Tous les bancs de l’Assemblée sont contaminés par l’hilarité. Le rire partagé change la face des échanges qui suivent. La Ministre ne lâche rien sur le fond, les oppositions restent campées sur leur position, mais le rire a agi comme un « agent solvant » du collectif réuni pour trouver une solution à un débat qui déchire la société française.

Le rire a cette propriété, foncièrement humaine, de générer de la « compagnie », au sens platonicien du terme : un espace de reconnaissance de l’autre comme soi où la discussion est rendue possible par un accord sur le sujet qui occupe le groupe, les autres enjeux étant mis de côté pour permettre à chacun·e de se concentrer sur la réflexion et la construction de réponses.

Pas question, donc, de se priver de rire au travail. Qui plus est sur les sujets sensibles ou irritants ! Reste à savoir comment rire ensemble, de façon inclusive.

Pour un rire inclusif

Penser le rire inclusif, c’est conserver le pouvoir du rire (nous faire du bien, nous souder, nous investir émotionnellement dans un sujet sérieux – sans se prendre trop au sérieux) en débarrassant le rire des enjeux de pouvoir.

Pour bien comprendre ce dont il est question, prenons l’exemple de la moquerie. Marque d’attention, voire de tendresse quand elle souligne un trait de caractère attachant, format de l’autodérision quand elle s’adresse à soi-même, la moquerie est formidablement drôle et fait son travail de liant quand elle s’exprime en contexte permettant à chacun·e de se sentir intégré·e et apprécié·e des autres jusque dans ses aimables singularités. Mais quand elle est l’instrument de la médisance, se manifestant en l’absence de son objet, s’inscrivant dans un historique de rancœur ou tout simplement gratuitement au profit de la rigolade de la galerie, elle est foncièrement excluante et dominatrice. Sans compter le fait qu’elle contribue à un climat de méfiance larvée qui favorise la constitution de « clans » dans lesquels le triangle dramatique a tôt fait de s’inviter dès lors que la blagounette prétendument sans agressivité a, dans les faits, blessé.

Imaginons maintenant un humour moins ciblé sur la personne, mais davantage dirigé vers des communautés (ou des sociogroupes) : la blague nourrie aux stéréotypes de genre, d’âge, d’origine, de confession religieuse etc. Sa profération n’est pas en soi condamnable mais dans sa réception, se joue le différentiel entre intention et impact. La meilleure des intentions qui soit (notamment, dédramatiser), dans la formulation d’une facétie sur les agressions sexuelles ou sur le handicap peut malgré elle produire un effet dévastateur chez les récepteurs/réceptrices. L’auteur/autrice de la blague, peut-être elle-même ému·e par le sujet, a cherché le cocasse pour détendre l’atmosphère mais cela a pu verser de l’acide sur les blessures cuisantes de quelqu’un·e qui n’est pas du tout prêt·e à en rire.

Alors, quoi ? Celle/celui qui ne rit pas, voire pleure ou se met en colère, est-elle/il reléguable aux marges de son déficit personnel de sens de l’humour ? Ou bien, sa voix, exprimée par le langage verbal (« Je ne trouve pas ça drôle du tout »), par l’immersion soudaine de son émotion (colère, tristesse, peur…) ou par les expressions difficilement interprétables de son non-verbal (embarras, rire complaisant, évitement des situations de convivialité…) mérite-t-elle d’être entendue avec respect ? L’humour inclusif passe probablement par-là : le non-jugement à l’endroit de celui/celle qui ne rit pas et la prise en compte de ses raisons de ne pas rire.

Concrètement, cela signifie que si toutes les blagues sont permises, il est également permis de ne pas les trouver drôles. Et que cette permission doit être garantie par un interdit du rire de domination. En réalité, il s’agit même de débarrasser l’espace-temps de travail de toute domination. A ce titre, l’analyse de la place et des formes du rire dans une organisation peut être un excellent indicateur de l’existence des rapports de domination et du niveau d’inclusion. Un environnement où le rire est réparti en clans unis par leurs « private jokes », inaccessibles à d’autres voire blessantes pour certain·e·s, est assurément moins mature en termes d’inclusion qu’un environnement où l’on rit ensemble, en considération du fait que tout le monde n’est non plus tous les jours d’humeur à rire.

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE