Pourquoi tant de présentéïsme ?

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De longue date, un problème français est identifié : le présentéisme au travail. Ni bon pour la productivité ni bon pour la qualité de vie au travail, pas meilleur pour l’articulation des temps ou la mixité (sociale, de genre, géographique etc.), cette fâcheuse obligation de « se montrer au boulot »  semble vouloir résister à tout. Y compris à des semaines de confinement qui nous ont physiquement éloigné·e·s du lieu de travail… Mais n’ont pas empêché que les un·e·s et les autres croient encore et toujours leur engagement mesuré à l’aune de leur disponibilité horaire (et pourquoi pas aux extrêmes du petit matin ou de la soirée avancée, avec des enfants dans le champ ou bien en train de préparer la popotte) ! Mais d’où vient cette culture présentéiste ? Pourquoi a-t-on tant de mal à s’en défaire ? Quelles voies possibles pour un grand changement de mindset sur l’engagement au travail ?

 

Ce qu’être « présent » au travail veut dire

L’espace-temps de travail, un devoir et des droits

Longtemps, on a travaillé là où l’on vivait (exploitation agricole, mine, usine…) et sans autre conception du temps de travail que celui qui était strictement nécessaire à la reconstitution des forces (sommeil, alimentation…) pour pouvoir se remettre ensuite au travail.

Les premières règlementations en matière de temps de travail remontent au milieu du XIXè siècle, prenant la forme d’interdictions faites aux employeurs d’imposer des journées à rallonge aux enfants, puis aux femmes… Et enfin, en 1919, à tou·te·s les travailleurs et travailleuses auxquel·le·s ne pouvaient être demandé d’être au boulot plus de 8 heures par jour.

Plusieurs lois sur le temps de travail s’ensuivront, concernant la réduction du temps hebdomadaire, les congés payés ou l’encadrement des pauses. Un progrès social âprement négocié… Mais aussi une approche juridico-juridique qui entérine l’idée d’une mise à disposition du temps de l’individu au service de l’employeur. La disponibilité est due, en contrepartie d’un certain nombre de droits sociaux. Sur le plan culturel, cela implique que l’on « pointe » sinon à la badgeuse au moins le bout de son nez pour faire savoir qu’on est au travail. Peu importe que l’on y travaille ou pas !

 

Le modèle managérial « command & control »

Cette approche de la valeur du travail par le temps qui y est consacré sur le lieu qui est prévu pour a fortement influencé la culture managériale : le rôle du chef d’équipe, c’est de vérifier que chacun·e est bien à son poste, avant de s’intéresser à la façon dont il/elle fait son taff. Certes, la tertiarisation de l’économie et la massification du personnel au statut « cadre » ont entraîné un certain nombre d’évolutions : on a pris conscience que l’essentiel n’est pas d’être là (en ayant éventuellement la tête ailleurs) mais d’apporter la preuve de ses résultats. Si au final, le boulot est fait, alors qu’est-ce que ça peut faire qu’on le fasse depuis chez soi, à l’heure de son choix ? Le bon sens-même pour toutes les professions qui n’exigent pas une présence sur le lieu de travail, qui plus est à l’heure de la généralisation des outils digitaux.

Mais les débats des quinze dernières années sur le télétravail révèlent que, malgré tout un argumentaire rationnel plaidant pour le travail à distance (économie de charges immobilières, réduction des temps de trajet, augmentation de la productivité), le développement de celui-ci se heurte à l’inertie d’une culture managériale « command & control ». Le management de proximité s’inquiète d’un relâchement de l’engagement, d’une désorganisation des process, voire de la tentation de se la couleur douce de certain·e·s collaborateurs/collaboratrices s’ils/elles ne viennent pas « au travail »…Tandis d’une partie des organismes représentant les salarié·e·s se méfient de cette transformation de l’organisation du travail qui reporte sur l’individu la charge des locaux professionnels, de la téléphonie, de la connexion Internet etc., sans parler des risques psychosociaux associés à l’isolement des personnes.

 

Qui n’est pas présent·e est absent·e ?

Mais au fait, la France est-elle culturellement un bastion présentéiste plus imprenable qu’un autre ?

Le rapport annuel sur la santé et le bien-être au travail du Chartered Institute of Personnel & Development révélait en 2019 que notre pays est « champion » d’Europe pour ce qui est d’ « aller au travail » à tout prix. 83% des salarié·e·s français·e·s déclaraient alors avoir déjà pratiqué ou observé le présentéisme, à comprendre ici comme le fait d’aller au boulot sans vraiment y travailler, soit par déficit de motivation, soit faute d’être en pleine possession de ses capacités en raison de son état personnel (62% déclarant se rendre sur le lieu de travail, même quand ils sont malades — L’enquête ayant été conduite avant la pandémie de CoVid-19).

D’autres études montrent la réticence des salarié·e·s à recourir aux mesures de flexibilité du travail ou aux dispositifs d’articulation des temps de vie mis en place par leur entreprise par crainte de perdre la confiance de leur manager, de ne pas être là quand des décisions les concernant pourraient être prises, de passer à côté d’informations clés pour accomplir leur mission ou de se priver d’opportunités à saisir. L’adage « les absents ont toujours tort » semble profondément ancré dans nos esprits. Ainsi pouvons-nous majoritairement déplorer le présentéisme tout en étant aussi nombreux à le pratiquer assidûment !

 

La morale du présentéisme

La culpabilité comme le plus sévère des contremaîtres

Le présentéisme atteint des sommets de contradiction quand il apparait plus résistant encore en distanciel : en télétravail ou confiné·e·s d’office par une crise sanitaire, nous voilà préoccupé·e·s de nous montrer le plus possible au boulot, en multipliant les mails, les coups de fil, les visios, l’expédition de livrables à tout horaire du jour et de la nuit. Preuve en est, si c’était encore nécessaire d’en apporter, que le présentéisme n’est pas une affaire de lieu de travail ni d’outils, mais véritablement de culture. Une culture traversée par un immense sentiment de culpabilité.

Les chercheurs Bénédicte Berthe et Marc Dumas ont étudié le présentéisme à la lueur des leviers émotionnels chez le personnel soignant : bien avant la peur du chef ou le poids des process, ce qui motive le présentéisme, c’est le sentiment latent de ne jamais en faire assez, de ne pas être à la hauteur de la fonction et par là-même la crainte de trahir sa vocation. Appréhender son métier comme une mission favoriserait les réflexes présentéistes, jusqu’à l’irrationalité la plus totale consistant, par exemple, pour des soignant·e·s à venir travailler tout en étant malades, au risque de mal pratiquer, d’aggraver son propre état et/ou de de transmettre son affection à celles et ceux que l’on veut secourir.

 

Une économie du tabou de la paresse ?

Mais la seule incapacité des individus à se libérer du sentiment de culpabilité ou leur réticence à prendre du recul par rapport à ce qu’ils estiment être leur vocation ne saurait suffire à expliquer le présentéisme. Tandis que de nombreuses études médiatisées mettent en évidence le coût économique et social du présentéisme, et dans l’ombre de celui-ci, les syndromes d’épuisement professionnel, on entend moins parler de l’économie du burnout : la récente Histoire de la fatigue de Georges Vigarello nous indique déjà comment il est devenu plus socialement valable d’être surmené·e que reposé·e ; mais d’autres vont plus loin, assumant l’idée que l’interdit catégorique d’être « feignant·e », parfaitement intégré par l’immense majorité et entretenu par une sur-responsabilisation de l’individu quant à sa destinée, fournit à l’économie une main d’œuvre plus servile que jamais.

Ainsi l’économiste Thomas Coutrot, chef du département « conditions de travail et santé » de la DARES invite-t-il dans divers ouvrages et contributions à « libérer vraiment le travail », au-delà de la transformation des modes organisationnels et des pratiques managériales, pour permettre à chacun·e de s’épanouir dans le « faire » et dans le « contribuer ». Ce qui implique, pour commencer, de décrocher le travail des peurs : peur d’être jugé·e, peur de perdre son emploi, peut d’être stigmatisé·e si l’on perd son emploi, peur d’être accusé·e (ou de s’accuser soi-même) de paresse quand on n’a pas le courage, la force, l’envie, la santé de travailler et les conditions nécessaires pour bien travailler.

 

Vaincre le présentéisme

Ce que peut l’individu

Pas facile de sortir du présentéisme : on a même parfois l’impression que c’est nager à contre-courant dans une mer démontée ! Il est toutefois possible de mettre en place un certain nombre d’actions pour en limiter les effets délétères :

  • Sanctuariser ses moments de travail et ses temps réservés à la vie privée, car c’est la porosité des deux qui bien souvent entraîne la spirale sur-sollicitante et épuisante du présentéisme.
  • Adopter des principes d’ « écologie digitale » en s’interdisant notamment de se connecter aux outils de travail avant et après certaines heures comme le week-end ou en vacances… Et si l’on n’y parvient pas pour soi, s’interdire au moins d’entretenir la machine chez les autres en se retenant de les solliciter à tout moment du jour et de la nuit, en semaine comme sur les temps dédiés au repos. Ce que l’on n’arrive pas à faire pour soi, on est parfois mieux disposé·e à le faire pour les autres !
  • S’accorder chaque soir un temps pour faire le point sur ce que l’on a accompli au cours de la journée, de façon à commencer à se libérer du sentiment de ne pas en faire assez et de toute la culpabilité que cela engrange.
  • Négocier avec son/sa manager un cadre lisible des attendus en matière de présence requise. Qu’il/elle sache quand vous êtes disponible de visu ou via les outils de communication afin qu’il ne soit plus considéré par défaut que vous l’êtes en permanence.

 

Ce que peut le management

Le management a aussi sa carte à jouer pour faire reculer le présentéisme :

  • Son exemplarité en matière d’équilibre des temps de vie est la toute première des clés. Jamais un collaborateur/une collaboratrice ne se sentira pleinement autorisé·e à quitter le travail ou à fermer son ordi en distanciel si ses supérieur·e·s hiérarchiques sont en permanence sur le pont !
  • La lisibilité des attendus du management en termes de résultats mais aussi de méthodes et moyens est essentiel : le collaborateur/la collaboratrice a besoin de cerner avec précision la part du boulot qu’il/elle peut accomplir en solo et celle qui exige d’interagir avec le collectif (et quand ces interactions demandent à toutes et tous d’être ensemble au même moment ou bien quand elles peuvent être désynchronisées).
  • L’animation des temps de partage exigeant la présence de chacun·e est un rôle majeur du/de la manager : pour que ces temps de présence ne soient pas ceux du présentéisme, il est indispensable de ne pas laisser les réunions devenir des occasions pour les un·e·s et les autres d’obtenir du sentiment d’existence et de reconnaissance… Tout comme ces réunions ne sauraient être le lieu de la diffusion des informations informelles sans rapport avec le projet traité… Ni celui des règlements de compte plus ou moins sournoisement amenés. Pour faire des temps de travail présentiels & synchrones des moments vraiment efficaces où être ensemble représente une véritable valeur ajoutée, il est donc nécessaire de proposer d’autres espaces-temps pour tout ce qui relève des besoins des individus et des problèmes entre personnes : rendez-vous dédié au feedback, process de gestion des tensions & conflits, moments de convivialité clairement présentés comme des leviers de cohésion, temps d’information formalisé sur les évolutions de l’organisation et les opportunités qu’elles peuvent offrir.

 

Ce que peut l’organisation

Il faut également agir au niveau de l’organisation pour installer une culture de la mobilisation de toutes et tous disjointe de l’immobilisation de chacun·e !

Pour cela, l’entreprise peut déjà commencer par changer de regard sur les « absences ». Traditionnellement perçue comme des « manques à l’appel », les absences sont associées à l’incapacité (maladie, grossesse, obligations personnelles à satisfaire…) ou à l’oisiveté (temps de repos, congé…). Une vision restrictive (car l’on peut bien entendu travailler sans se montrer !) mais aussi moralisatrice dans laquelle l’absent·e a un peu toujours tort… Ou en tout cas, n’a pas un sens des priorités qui placerait le travail tout en haut de l’agenda ! Une usine à culpabilité (et à anxiété) pour les femmes enceintes, les jeunes parents, les personnes malades et leurs proches aidants mais aussi n’importe lequel/laquelle d’entre nous qui ose à peine « déconnecter » le week-end et pendant les vacances, s’inquiète du regard des un·e·s et des autres s’il/elle doit quitter le boulot plus tôt pour x ou y raison… Un premier pas serait franchi si l’on pouvait sortir d’une vision de l’absence comme un manquement d’ordre moral, supposée indiquer le niveau de courage, de détermination, d’engagement des individus pour la faire enfin entrer dans une perspective plus rationnelle, en considérant par exemple que le besoin de s’absenter des personnes appelle des aménagements ponctuels (et non coûteux en termes de carrière) du rythme de certain·e·s et des transformations des process de travail pour que ces personnes restent embarquées même quand il ne leur est pas possible d’assurer une présence continue.

L’organisation a aussi la possibilité de sanctionner le présentéisme. Certaines méthodes telles que le « tracking » permettant d’évaluer la productivité semblent aussi démodées qu’inadaptées au besoin de sens, à l’appétence d’autonomie et à la culture du bien-être au travail. D’autres, comme l’inscription systématique dans les entretiens d’évaluation d’un échange sur les nécessités réelles du présentiel, permettent de faire avancer le sujet plus en souplesse.

Mais pour véritablement faire bouger les lignes, il semble indispensable de faire du « temps de travail » un objet de conversation collective au sein de l’entreprise et que cette conversation dépasse les seules questions de modalités du flex-work ou de systèmes d’évaluation du travail en distanciel pour aller véritablement dans le dur : comment repenser la valeur du travail hors des schémas volontiers binaires renvoyant dos à dos moyens & résultats, temps passé & rentabilité, ressources mises en œuvre et profit dégagé… Il y va par exemple de valoriser l’apport de l’expérience extraprofessionnelle (celle-là même qui se développe dans les moments d’ « absence » au travail), de mesurer mieux les externalités négatives (ici, le coût du présentéisme à court, moyen, long terme sur par exemple le stress, l’engagement, l’attractivité employeur…) comme positives (ici, par exemple, l’acuité renforcée des personnes qui n’ont pas la tête dans le guidon et témoignent d’un meilleur recul sur les situations…) et de construire des environnements inclusifs où chacun·e peut exprimer sa singularité sans avoir à en payer individuellement le prix et tout en contribuant pleinement au collectif, au travers d’un code raisonnable d’exigences en matière de participation aux temps partagés.

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE