Le livre du mois : « 7 négociations qui ont fait l’histoire de France » par Jean-Edouard Grésy & Eric Le Deley

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Ils sont illustres, leur nom est dans les pages des manuels scolaires et s’inscrit sur nos plaques de rue, ils font partie de l’imaginaire collectif et nous associons leur figure à de grandes victoires, sur le terrain intérieur ou sur la scène internationale. Eux, ce sont Louis XI, Talleyrand, Catherine de Médicis, Roosevelt, Churchill, Simone Veil, Michel Rocard… Leur legs est reconnu pour leurs accomplissements.

Mais sait-on vraiment comment ils et elles se sont montré·e·s habiles, agiles, mesuré·e·s tout en sachant maintenir leurs positions, aligné·e·s sinon ancré·e·s, pragmatiques, optimistes, empathiques, en bref doué·e·s de ce que l’on appelle aujourd’hui les soft skills, pour atteindre leurs objectifs ?

Dans un ouvrage aussi érudit qu’original, en forme d’anti-manuel de management et de vraie source de grain à moudre, Jean-Édouard Grésy (ndlr, speaker du programme EVE), associé fondateur d’AlterNego et Eric Le Deley, directeur Talent Advisory chez Lincoln, revisitent une histoire non tant faite de conquêtes de l’autre que de travail sur soi pour nous proposer les clés d’un management ambitieux, responsable et intelligent. Ça s’appelle 7 négociations qui ont fait l’histoire de France, ça vient de paraître aux Éditions Fil Rouge et la rédaction du webmagazine EVE l’a lu pour vous.

Louis XI, le sage averti

Connu sous le pseudonyme de « Louis Le Prudent », le roi capétien a su mettre fin à la fameuse Guerre de cent ans… En neutralisant les appétits de revanche d’acteurs qui parfois ne savaient même plus contre quoi (et moins encore pourquoi) ils se battaient.

Son atout maître pour réussir cette prouesse ? Certes, un certain effet de surprise (par « prudent », certains entendirent « lent » et ne le virent pas venir) mais surtout une formidable stratégie d’alliances fondée pour partie sur des obligations induites (un service rendu implique une forme d’allégeance… (Plus tard, on parlera – mieux –, avec l’appui de l’anthropologie, de don & contre-don ) mais aussi sur de sincères partages de valeurs. Un terreau de loyautés qui fit de terrains de guerre le sol fertilisable d’accords où chacun trouva ses intérêts.

La leçon « soft skill » ? Un réseau, mon ami·e ! C’est-à-dire suffisamment d’ouverture à l’autre et d’authenticité dans la relation pour convertir l’envie d’en découdre en appétit de résoudre.

Catherine de Médicis, l’indifférente aux calomnies

Que n’a-t-on dit de la Florentine qui devînt Régente du Royaume de France alors même qu’aucune occasion ne lui fut donnée de justifier qu’elle parlât seulement français ? Une bonne candidate pour ce que nous appellerions aujourd’hui la présomption d’incompétence ou la falaise de verre ?

Pourtant, l’inadmissible-née devînt la mère de la liberté de conscience. Comment ? Les professeurs Nimbus de la psychologie consultant au Café des Sports diront que son histoire personnelle pas drôle (il y a du deuil, de l’abandon, de la maladie et de l’agression sexuelle dans le bagage) ont forgé une résiliente hors pair. Peut-être. Pour Grésy et Le Deley, il faut reconnaitre à la grande Catherine (d’où que cela lui vienne), une incomparable sensibilité au ressenti d’autrui (aujourd’hui on nommerait sans doute cela l’empathie) qui ne saurait entamer son opiniâtreté (elle comprend les autres, Cathy, mais il ne faut pas croire qu’on la séduit avec un seul récit ; elle a un cap et elle comprend l’attention à autrui comme un paramètre indispensable à considérer chaque fois qu’elle doit interpréter, analyser, décider, assumer).

Ni indifférente aux conditions ni soumise aux flatteries de qui croit pouvoir la manipuler, elle se débarrasse de la tentation de fasciner pour emprunter les voies du pragmatisme sensible.

La leçon soft-skill ? L’assertivité est bel et bien au croisement de la détermination et de l’acceptation des circonstances et de la différence des points de vue : le but n’est pas d’avoir raison, mais de se faire entendre !

Jules Mazarin, le pionnier de la diplomatie moderne

Mais qu’allait donc faire un Italien dans cette galère opposant le Royaume de France à celui d’Espagne ? C’est que le modeste gamin s’est fait Cardinal. Et qu’au même moment, la papauté voudrait bien qu’on en finisse avec cette affaire de vallée de la Valteline (là où l’on a inventé la viande des Grisons qui réjouit vos soirées raclettes), laquelle cristallise des relents de guerre de religions, de désirs avortés de faire Europe, d’aigreurs liées à des traités non respectés sans parler du tempérament réputé bien trempé des locaux (ndla : la haut-savoyarde qui rédige cet article promet bien entendu qu’elle n’imprime aucun biais dans sa lecture du chapitre en question J).

Il est doué, le Mazarin : il inspire confiance (à Richelieu, en l’occurrence), il fait preuve de patience et occupe ce temps de latence à l’analyse des parties en présence. Avec ça, il a le sens des solutions. Un « problem solver » avant l’heure. Il fait signer la Paix des Pyrénées (ndla : Monts éloignés des Alpes, soit dit en passant, veut préciser la rédactrice, sans excès désordonné de fierté) qui va mettre fin à la Guerre de Trente ans.

La leçon soft-skill ? Face aux fiertés viscérales, l’humilité d’un optimiste qui n’a rien d’un naïf, permet aux plus braqué·e·s de faire la paix « par le haut ».

Talleyrand : faux sympathique, vrai pacificateur et pré-fondateur de l’Europe

Il ne ferait pas un peu pitié, le bonhomme au pied bot, visiblement souffreteux, mal-aimé dans ses tendres années et semblant chercher sa voie avec une boussole au rabais, entre carrière ecclésiastique, politique ou diplomatique ? Fol qui s’y fie, s’exclament ceux qui ont croisé la route du redoutable cynique, de l’irrépressible ambitieux, de l’ami des puissants quand ils le sont et du traître déloyal quand le vent tourne.

Peu de personnages historiques sont aussi clivants que Talleyand. Mais Grésy et Le Deley s’arrêtent sur une étape charnière qui renouvelle le débat sur la distinction entre l’homme et l’œuvre : le 3 janvier 1815. Ce jour-là, un traité secret est signé à Vienne qui sort la France de l’isolement consécutif au désastre de la Campagne de Russie et la fait entrer dans le concert des puissances européennes. Une alliance si forte que la bataille de Waterloo, baroud d’honneur de Napoléon Ier n’aboutira qu’à l’abdication de l’empereur. Les alliés rassemblés par Talleyrand ont douté mais l’alliance n’a pas cédé.

La leçon soft skill ? On n’est jamais aussi influent que lorsqu’on l’on respecte autrui et que l’on œuvre à l’équilibre des forces (plutôt qu’à la quête de victoire sur l’adversaire).

Simone Veil : femme de valeur dans une guerre de valeurs

Avec Christiane Taubira, Simone Veil aura sans doute été la femme politique de la Vè République à essuyer le plus de propos insultants en et hors l’hémicycle pour avoir porté un projet de loi divisant les Français·e·s au-delà du classique jeu des oppositions politiques.

Pour Veil, il est de surcroît difficile de compter sur une majorité pour que passe tout de même le texte : dans les rangs mêmes de la droite supposée suivre VGE et son gouvernement, les hostilités ne se cachent pas. Il va falloir obtenir des voix de gauche. Pas absurde sur le fond, mais pas gagné d’avance car les député·e·s socialistes ont leurs exigences.

Un vibrant discours appelé à marquer à jamais l’histoire des droits humains, l’appui de la Secrétaire d’État Françoise Giroud malgré des désaccords de fond, des discussions franches avec les différentes parties vont permettre l’adoption du texte.

La leçon soft skill ? Fédérer, ce n’est pas que trouver le plus petit dénominateur commun entre les acteurs, mais actionner chez chacun les leviers de l’engagement.

Michel Rocard : faire vivre l’altérité

1988, rien ne va plus en Nouvelle-Calédonie : boycott des élections, mouvements sociaux, prises d’otages et bientôt la situation dégénère en guerre civile. La prise d’otage d’Ouvéa s’achève dans un bain de sang.

Michel Rocard, juste nommé Premier ministre du « gouvernement d’ouverture » voulu par Mitterrand pour son second mandat, n’a pas posé ses valises à Matignon qu’il lui faut traiter en urgence ce dossier explosif. Redoutablement cultivé (ayant notamment une bonne connaissance de l’histoire… Et des négociateurs et négociatrices qui l’ont faite) et extrêmement méthodique, Rocard est aussi un homme profondément ouvert à l’altérité. Alors, il ne va pas se satisfaire de la relative bienveillance d’un camp (les Caldoches) à son égard mais se concentrer, avec l’équipe dont il s’entoure, sur la confiance que le gouvernement doit inspirer aux Kanaks… Sachant que le rapport de forces est asymétrique et qu’il y a un tabou dans le dossier : le mot « indépendance ».

C’est tout en habileté qu’œuvre le Premier ministre pour aboutir, moins de 5 semaines après s’être emparé du problème, aux Accords de Matignon symboliquement consacrés par la célèbre poignée de main entre Lafleur et Tjibaou.

La leçon soft skill ? Capitaliser sur ce que l’on sait (notamment grâce à son bagage culturel) et s’intéresser avec sincérité à ce que l’on ne sait pas (notamment les cultures autres que la sienne) quand on veut comprendre les un·e·s et les autres afin de faciliter leur dialogue.

Mais au fait, peut-on négocier avec tout le monde… Y compris avec le diable ?

Ici, le diable ne s’habille pas en Prada comme une certaine « reine des abeilles » qui a fait florès sur les grands écrans dans les années 1990. Non, le diable choisi par les auteurs pour incarner le dangereux ingérable, c’est Staline.

Rendez-vous lui a été donné en février 1945 à Yalta pour construire la paix européenne, en présence d’un Churchill vif d’esprit mais volontiers porté sur le whisky et d’un Roosevelt connu pour ses qualités humaines mais fortement affaibli par la maladie. Staline, moins réputé pour son humanité est en revanche plutôt en forme : il concentre tous les pouvoirs chez lui et droit dans son costume rigide, il manifeste peu d’intérêt pour les petites nations qui ont été envahies pendant la Seconde guerre mondiale… Pourvu bien sûr qu’il ne s’agisse pas de terres sous influence soviétique. Quant à évoquer les ambiguïtés de l’URSS dans sa relation au Japon, bof, bof… Et puis quoi, la France veut compter dans le nouveau concert des nations, l’est pas gonflé le Général De Gaulle !

A l’issue d’une semaine complète de « Conférence », les chefs d’État impliqués et leurs équipes vont pourtant parvenir à une série d’accords majeurs, dont beaucoup concernent le fonctionnement de l’ONU et sont encore en vigueur.

La leçon soft skill ? Plus retorse semble la personne que l’on a en face soi, plus il est important de dissocier les sentiments que l’on a à son endroit pour appréhender la situation et rien d’autre que la situation avec précision.

Postfacé par Eliane Viennot, figure notable du monde universitaire, experte notamment de la condition des femmes, l’ouvrage de Jean-Édouard Grésy et Éric Le Deley est autant un anti-manuel d’histoire à lire comme un roman qu’une réjouissante invitation à vivre l’aventure de la négociation comme un exercice conjuguant intelligence cognitive, intelligence émotionnelle, intelligence collective et valeurs humaines fondamentales. Un concentré d’optimisme à dévorer sans modération !

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.