C’est quoi l’utilitarisme (et l’anti-utilitarisme) ?

Noémie Messéan Dernières contributions, Responsabilité Sociale

Avec l’expression grandissante du besoin de sens, une notion monte en puissance : l’anti-utilitarisme. Brandi tour à tour par les défenseur·e·s du bien commun, les promoteurs & promotrices de l’égalité comme principe de justice, les puristes des droits fondamentaux, les fondu·e·s de développement personnel en quête de bien-être (voire du bonheur), des économistes qui contestent les modèles d’évaluation de la performance et des richesses créées, des philosophes appelant au renouveau de la pensée complexe, l’anti-utilitarisme mérite d’être défini… Et pour cela, sans doute faut-il commencer par cerner ce qu’est l’utilitarisme. On passe le(s) concept(s) à la loupe.

Une éthique de la maximisation de l’utilité

Aux origines de l’utilitarisme, il y a la pensée du philosophe Jeremy Bentham. Celui-ci s’inscrit en faux contre les principes du « contrat social » selon lesquels l’État incarnerait l’intérêt général. Il n’y a pas selon lui, d’intérêt général qui tienne en dehors du sentiment que chacun·e peut entretenir que faire commun lui est utile. Pas de droits fondamentaux ni de droits humains non plus qui n’aient de valeur si les individus n’y trouvent pas leur intérêt. Quant à l’égalité, Bentham y voit essentiellement une lénifiante illusion qui n’aurait aucune chance de se réaliser pleinement, tandis que les politiques visant à s’en rapprocher contribueraient surtout à décourager les efforts des un·e·s et des autres pour prendre en main leur propre destin.

Foncièrement individualiste, la philosophie de Bentham ? Pas complètement, puisqu’il conçoit très bien que l’on s’organise collectivement afin de « donner le plus possible au plus grand nombre ». Mais il considère qu’un système qui produit un maximum de richesses même inégalement distribués est plus vertueux qu’un système produisant moins de richesses mieux réparties. L’augmentation globale des richesses et du bien-être est, selon lui, de toute façon plus favorable aux moins nanti·e·s ; ou pour le dire plus trivialement, il vaut mieux être pauvre dans un environnement riche que pauvre dans un environnement pauvre. Le moins favorisé d’une société aurait donc aussi des intérêts à ce que la société soit riche, même si cela implique de très forts écarts de richesse en son sein.

Prendre en compte l’utilité indirecte

Après Bentham, c’est son filleul John Stuart Mill qui reprend le flambeau de la théorie utilitariste en en complexifiant le logiciel, ce qui va lui donner un visage plus humain. Car Stuart Mill apporte la notion d’utilité indirecte : la richesse et le bien-être ne se limitant pas à la satisfaction de la production quantitative, il faut aussi intégrer dans l’équation des intérêts tout ce qui participe à la sérénité morale, au sentiment de faire le bien, aux joies de la vie collective.

Même l’utilitariste pur jus à la mode de Bentham peut être gêné·e aux entournures de nager dans la richesse quand il croise un·e démuni·e (c’est pas bon pour le moral). Il/elle se sentira mieux en œuvrant à améliorer la condition de ses prochain·e·s (la charité l’y aidera). Il/elle aura à gagner à se rapprocher de différent·e·s de soi et des sien·ne·s (ce qui va notamment faire de John Stuart Mill un ardent défenseur de l’intégration des femmes à l’économie, puisqu’il considère d’une part qu’il est trop bête de se passer de la moitié de l’intelligence humaine et d’autre part que dans la confrontation des points de vue, le potentiel de richesse est plus fort que dans les réduits de l’entre-soi). Et puis, les inégalités ont un coût : productrices d’insécurité, elles peuvent engendrer une destruction de la valeur créée.

Aussi, Stuart Mill, tout en restant fidèle à l’idée que les plus privilégié·e·s doivent trouver des intérêts à partager, sans quoi il n’y a aucune légitimité à leur demander de renoncer à une partie de ce qu’ils possèdent (de richesses, de pouvoir…), soutient l’importance de considérer la qualité de vie parmi les indicateurs de maximisation du profit. Il faut alors proposer des modèles convaincants de rentabilité indirecte et/ou différée pour que les individus consentent à des efforts dont ils ne perçoivent pas immédiatement les rétributions.

Quand la performance sociale fait son apparition

Le XIXè siècle, en pleine révolution industrielle, jette les bases de la mise en œuvre d’une certaine performance sociale comme nécessité de la performance économique : les travailleurs constituent un « capital humain » dans lequel il faut « investir » pour que l’appareil de production fonctionne au mieux. Il est utile de former la population, utile qu’elle soit en bonne santé (enfin suffisamment pour être en état de travailler), utile qu’elle trouve des satisfactions à son emploi (histoire de ne pas aller voir ailleurs), utile que les travailleurs soient attachés à l’entreprise (ça limite le risque de grogne sociale, voire de ludisme), utile qu’ils soient motivés (c’est bon pour la productivité) etc. A chaque action dirigée vers l’augmentation du bien-être, une raison décidée par la recherche de performance.

Pour les plus pragmatiques des acteurs des politiques sociales, il y a là tout un nouveau champ des possibles : on ne réclame plus des droits pour les travailleurs, on mise sur l’intérêt des employeurs à les bien traiter en objectivant les conséquences sur la productivité de leur « qualité de vie au travail » ; on n’exige pas la mixité au titre de l’égalité entre les femmes et les hommes mais au bénéfice d’une meilleure représentativité des composantes de la société pour une meilleure compréhension de la clientèle ; on ne plaide pas pour la flexibilité de l’organisation du travail au nom de la liberté, mais au regard des analyses des « marques employeurs », on se rend à l’évidence que pour attirer les talents, il faut proposer une « expérience collaborateurs » différenciante…

Qu’advient-il de l’altruisme ?

Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’altruisme désintéressé possible ? Le philosophe australien Peter Singer préfère parler d’altruisme efficace dans une approche reprise par toute une partie de l’économie à impact. Il s’agit de diriger les efforts des actions sociales et caritatives vers les initiatives qui démontrent le plus grand bénéfice pour la collectivité au moindre coût.

Premier exemple : si l’on veut faire un don de 100 000 euros à une association qui lutte contre la précarité, faut-il préférer celle qui avec cette somme pourra former 100 personnes éloignées de l’emploi et annonce que 50% de ses stagiaires trouvent du travail dans les 6 mois qui suivent ou celle qui distribue immédiatement à 10000 personnes de quoi se nourrir pendant une semaine ? La logique de l’altruisme efficace penche plus volontiers du côté de la première option, considérant qu’insérer 100 personnes dont la moitié trouveront un emploi leur permettant de se loger et de se nourrir sur la durée constitue la meilleure allocation des ressources disponibles.

Autre exemple : si l’on veut financer des vacances à ceux qui n’ont pas les moyens d’en prendre, faut-il offrir 2 jours à 50 euros/jour à 100 personnes ou 5 jours à 30 euros/jour à 65 personnes. Le montant global sur la facture est le même mais on pourra préférer la première option (quoique le prix journalier soit plus élevé) en considérant que le bénéfice marginal du 3è jour et des suivants en matière de bien-être des personnes touchées ne justifie pas de laisser 35 personnes à l’écart du projet.

L’homo œconomicus à toutes les sauces

« Ce qui ne se compte pas ne compte pas », entend-on volontiers aussi bien dans les entreprises, que dans le monde associatif, les structures de l’économie sociale et solidaire, les réseaux diversité, le syndic de copropriété ou le collectif de quartier… Car pour faire valoir l’utilité de ce que l’on fait, surtout si ça engage des moyens financiers (mais même quand ce n’est pas le cas), il faut pouvoir chiffrer des résultats. Autant vous dire que c’est la honte que vous allez maximiser s’il s’avérait que ce que vous faites ne sert à rien…

Car tout serait marché, nous disent les économistes libéraux et chacun·e d’entre nous aurait en tête une petite calculette pour évaluer les risques et les bénéfices de toute action. Cet algorithme intime, dirigé par une « naturelle » propension à la maximisation de nos intérêts guiderait jusqu’aux plus sentimentales – ou les plus apparemment irrationnelles – de nos décisions. L’économiste Gary Becker en est convaincu : amour, mariage, famille, relations sociales, éducation et formation, conflits, discriminations et même comportements addictifs et comportements criminels relèvent d’une forme de calcul rationnel. Chacun·e anticipe ses profits, mesure ses coûts et ajuste ses comportements de façon à ce que le ratio soit à son avantage. Avant de vous éprendre de quelqu’un·e, vous cernez ce que vous avez à gagner en cédant une partie de la liberté individuelle conférée par le célibat et s’il appert que la valorisation sociale, le confort matériel, la narcissisation personnelle que la relation pourrait vous apporter ne compensent pas la somme des défauts de l’autre à supporter, votre cœur bat finalement moins la chamade, (une aventure d’un soir, ce sera très bien). Le niveau d’attention que vous portez à vos ami·e·s serait fonction de ce qu’ils sont en mesure de vous apporter de soutien au regard des risques que vous estimez d’avoir besoin d’être reboosté·e, ce que les fréquenter vous permet d’obtenir en termes de statut social et d’accès à des opportunités, ce que les négliger peut vous coûter s’ils se mettent à dire du mal de vous (et vous faites déjà le sous-calcul que c’est plus embêtant de décevoir Machin·e qui a un carnet d’adresses gros comme ça que Bidule qui ne connait personne mais que vous gardez dans le scope, parce qu’il ne faut pas insulter l’avenir). Marre de voir quotidiennement la tête de votre conjoint·e : si vous avez du patrimoine en commun, des réseaux en partage, un statut social rehaussé par cette union, vous seriez plus volontaire pour lui trouver quand même des qualités, tandis que de son côté, il/elle sera d’autant plus motivé·e pour faire des efforts que le divorce lui coûterait bonbon.

Et l’irrationalité, b***el !

On ne peut pas dire que le miroir tendu par l’homo œconomicus soit très flatteur… Mais il est avant tout très déformé, nous disent les anti-utilitaristes. Depuis les travaux de Raymond Boudon, on sait que toute une série de faits sociaux échappent à la rationalité, notamment les systèmes de croyance. Or, ceux-là couvrent un spectre bien plus vaste que la croyance religieuse. Les croyances, c’est tout ce qui prend valeur de vérité dans la perspective d’un individu ou dans la systémique d’un collectif. Sont des croyances : les stéréotypes, les hypothèses, les inductions, les projections, les idéologies… Et parmi les idéologies, celles redoutables qui se font passer pour des champs de vérités, dont l’utilitarisme (même si l’utilitariste aguerri vous expliquera très probablement que vous adressez cette critique pour servir vos propres intérêts !).

Car il y a bien un fonds idéologique, rappelle le philosophe Jean-Pierre Cléro, dans cet ensemble théorique qui voudrait tout à la fois convaincre que les individus sont rationnels (mais alors, quid des émotions ?), que la somme des intérêts individuels produit de l’intérêt collectif, que rien n’est plus efficace que le pragmatisme, que la richesse ruisselle, que les actions les plus puissantes sont celles qui apportent le plus de satisfaction… Rien de tout cela n’est démontré et l’on peut même, disent les anti-utilitaristes, apporter avec autant d’aplomb qu’un·e utilitariste forcené·e la preuve de la sous-performance des politiques adossées à ce socle théorique : il suffit pour cela de changer d’indicateurs !

Trop séduisant pour être seul aux manettes des politiques, l’utilitarisme ?

Reste que l’utilitarisme exerce un fort pouvoir de séduction. Flatteur pour les individus dont il vante les mérites et salue l’intelligence calculatoire, il donne une lecture simple du monde qui permet de passer aisément d’une cause à sa conséquence, d’un mouvement à ses impacts, d’une raison d’agir à un levier pour influencer l’action.

Prenons l’exemple du business case de la mixité dans les entreprises , particulièrement empreint de pensée utilitariste depuis deux décennies : pour motiver les dirigeant·e·s, on a établi une corrélation (volontiers prise pour une causalité) entre mixité des équipes et performance des organisations ; de là, on a conçu des politiques imprégnées de théorie du ruissellement (prenant le parti de commencer par la mixité des corps dirigeants qui devaient, à renfort de rôles modèles, faire cascader la culture de l’égalité à tous les échelons), de pragmatisme (si les femmes assurent la majorité du temps de travail domestique et familial, faisons en sorte qu’il leur soit plus facile de conjuguer ces obligations avec celles de la vie professionnelle, en mettant en place des mesures de conciliation des temps de vie) et de renforcement du leadership des individus (notamment via le développement personnel). Bilan ? De vrais progrès qui se lisent dans la parité des conseils d’administration (et bientôt des ComEx), dans l’affirmation croissante de l’ambition chez les femmes, dans la réduction des écarts salariaux

Mais il ne faut pas négliger la part d’autres approches que le logiciel utilitariste dans les avancées (les quotas, par exemple ; mais aussi tout le travail de sensibilisation massive à la culture de l’égalité ou encore l’influence de grands mouvements sociaux tels que #MeToo…). De nombreux dirigeants admettent aussi aujourd’hui que si les arguments utilitaristes (notamment les données reliant mixité et performance) ont aidé à emporter l’adhésion dans leurs organisations, les mesures ayant fait réellement bouger les choses sur le front de la mixité ont aussi été portées par la conviction ardente et la détermination sans relâche de celles et ceux qui regardaient l’égalité de genre comme un impératif de justice avant toute chose.

Que fait-on de l’inutile, de l’inefficient, du peu rentable ?

Les éventuels effets contre-productifs de ce business case utilitariste de la mixité ont par ailleurs fait couler beaucoup d’encre. Réjane Sénac, autrice entre autres de L’égalité sous conditions, alerte dès le début des années 2010 sur les vices du modèle : qu’adviendrait-il de l’égalité femmes/hommes si la promesse de performance accrue n’était pas tenue ? Faudrait-il alors réduire l’ambition, voire carrément renoncer à agir pour l’égalité de genre ? Et si, à la faveur d’une grande transformation technologique ou d’une crise (au hasard, une crise sanitaire), l’objectif de performance sociale était relégué plus bas dans l’agenda des priorités, ne risquerait-on pas de voir alors reculer les acquis en matière d’égalité ?

Il est des sujets qu’il n’est peut-être pas pertinent de regarder sous l’angle utilitariste, nous disent les voix critiques, car la question de l’efficacité des politiques menées n’est pas première dans l’appréhension de ces questions : droits humains, principes de justice, valeurs de civilisation ont besoin d’un cadre moins soumis aux aléas des marchés et à la variabilité des stratégies pour inscrire du progrès pérenne.

Il y a aussi des enjeux qui échappent, sinon aux lois de l’utilité, en tout cas à celles de la rentabilité. Par exemple, la prise en charge du grand âge et de la perte d’autonomie peut difficilement faire l’objet d’une étude d’opportunité faisant démonstration d’une rentabilité sans sacrifier à la qualité des soins, à l’humanité des gestes, à la dignité des patients. La question se pose aussi pour l’accompagnement des personnes grandement désocialisées ou des malades incurables ; elle est encore en jeu quand il faut réagir à des catastrophes, quand l’urgence impose des coûts qui ne peuvent entrer dans une logique d’investissement… Ou plus généralement quand l’éthique ne rencontre pas la modélisation économique.

Le paradigme du don, une approche anti-utilitariste de l’action assidue pour le bien commun

Le mouvement anti-utilitarisme en sciences sociales (MAUSS) co-fondé et dirigé par Alain Caillé, propose une alternative à l’approche instrumentale du rapport social. En se plaçant sous l’égide de Marcel Mauss, « père de l’anthropologie française », ce mouvement est à l’origine du paradigme du don.

Le paradigme du don repose sur une approche du don « auto-consistant » : même si l’on peut trouver des « raisons » économiques, sociales, politiques au fait de donner, le don est d’abord un « phénomène social total » en soi qui touche à toutes les sphères de nos existences et a pour centralité la relation. Autrement dit, nous entrons en relation avec nos intérêts (comme une sorte de bagage avec lequel on voyage partout), mais ce ne sont pas nos intérêts qui guident la relation : le fil conducteur du lien, c’est le fait même qu’être vivant implique des interactions avec les autres êtres vivants. De cela, nous pourrions toujours tenter de nous absoudre temporairement, par exemple en massacrant, en réduisant en esclavage, en réifiant l’autre, mais la solution parait inhumaine en tous sens du terme. Alors, nous pouvons (et c’est ce qu’au quotidien, nous faisons), mettre en place des relations régulées, équitables et stimulantes avec nos environnements.

Il nous faut pour cela suivre en conscience la dynamique mise en évidence par Marcel Mauss : donner (c’est entrer en relation), recevoir (c’est accueillir la sollicitation de l’autre) et rendre (c’est donner à son tour, à la hauteur de ce que l’on a reçu)… Le lien perpétuel instauré par le don entretient la relation, responsabilisant chacun·e quant à sa part à faire pour qu’elle existe et qu’elle soit positive, obligeant tou·te·s à contribuer à l’enrichir.

Concrètement ? Dans le couple, où nous savons qu’1+1 fait 3, nous avons non seulement à prendre soin de l’autre sans nous oublier mais aussi à investir dans la qualité des échanges. Au travail, où nous savons qu’un collectif est davantage que la somme des individus qui le constituent, nous avons à faire valoir notre singularité autant qu’à respecter celle des autres, tout en contribuant au travail de groupe. Entre entreprises, quand nous savons que l’organisation s’inscrit dans un écosystème, nous avons à défendre des intérêts sans être déloyaux avec la concurrence, tout en étant acteurs de la préservation et de la transformation positive de l’écosystème etc.

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE